Yavor Tarinski

Yavor Tarinski est né à Sofia en Bulgarie et réside en Grèce, à Athènes. Actif dans divers mouvements sociaux, ses articles apparaissent dans de nombreuses revues et blogs. Yavor s’intéresse particulièrement aux questions concernant la démocratie directe.

Blog personnel : Towards Autonomy

Quelques documents en ligne

En anglais

Beyond Economism: The Prospect of the Commons

Beyond the Growth Doctrine

Commoning and Factory Recuperation

Democratic Energy and Climate Change

Direct Democracy: Beyond Hierarchy

Radical Organizing in the 21st Century

En français

Réflexion politique sur un nouveau paradigme avec Cornelius Castoriadis et Murray Bookchin Traduit de l’anglais par Résistance 71


Au-delà de l’idéologie

Texte original : Beyond Ideology.  Yavor Tarinski

Merci à Yavor pour son autorisation.

Nous sommes conditionnés de fait par le contexte dans lequel nous vivons, mais nous sommes aussi les créateurs de nos constructions politiques et sociales et nous pouvons les changer si nous sommes suffisamment déterminés. [1]
(Mary Dietz

Dans le débat [2] entre Simon Springer et David Harvey concernant le cadre idéologique que devrait adopter la géographie radicale, la proposition de Harvey de laisser la géographie radicale libre de tout -isme apparaît comme très sensée. Et même si leurs textes polémiques débat, à première vue, de la question de la géographie radicale, elles revêtent, selon moi, une importance plus large concernant question globale du rôle de l’idéologie dans le projet de libération et d’émancipation sociale. A quelques exceptions près, l’idée de nous libérer de l’idéologie semble grandement négligée par les mouvements d’émancipation sociale et je pense qu’il s’agit d’une grosse erreur si nous voulons réellement impliquer davantage de gens dans ceux-ci et agir de manière constructive.

Nous voyons les militants et théoriciens occupés à tenter de préserver leur « pureté » idéologique/identitaire, souvent en se lançant dans des discussions interminables sur ce qu’est un “anarchiste”, un “marxiste” ou quoi que soit d’autre. Ne vous méprenez pas, je n’insinue pas qu’il faille abandonner la théorie au nom de l’action directe. Au contraire, je pense que la recherche théorique et la pensée critique sont essentielles pour l’action efficace. Mais l’idéologie ne doit pas être confondue avec la théorie.

Idéologie et non-contextualité

L’Internationale Situationniste définissait l’idéologie comme une doctrine d’interprétation des faits existant [3], ce qui peut être compris comme une façon de penser de manière non contextuelle. Cela signifie que l’idéologue crée un certain type d’analyse, influencé par son contexte personnel (environnement social, développement économique, culture etc.) et essaie en permanence d’y intégrer des réalités, issues de différents contextes, ce qui conduit souvent à la non-compréhension. Nous pouvons le voir clairement, par exemple, à travers les réactions de certains anarchistes et marxistes (ayant une analyse de classe puriste fondée uniquement sur les réalités de l’Europe industrielle du dix-neuvième siècle), qui jugent seulement les événements du Rojava, y cherchant un “prolétariat”, qui n’existe pas au sens occidental classique [4].

Dans ce cheminement de la pensée, l’idéologie castre les idées que l’on a, les transformant en des dogmes stériles/ momifiés qui ne peuvent exister au-delà de leur forme initiale. Les idées « idéologisées » deviennent incompatibles avec les réalités/contextes qui diffèrent qui leur ont donné naissance, et d’une certaine manière, qui deviennent inutiles. La non-contextualité idéologique fait barrage, à la fois, à la recherche théorique et aux actions ultérieures qui en découlent. L’idéologie crée la notion dogmatique de l’utopie et exclut tout ce qui ne lui correspond pas, même si il existe des principes communs (comme nous l’avons vu ci-dessus avec l’exemple du Rojava), créant ainsi une sorte de sous-culture élitiste et auto-aliénante.

L’idéologie devient ainsi plus auto-expressive que instrumentale. Elle se transforme en identité spécifique, servant souvent d’excuse pour abdiquer devant les grandes questions sociales. Elle crée, à la place, son propre cercle d’intérêts personnels, ouvert principalement aux personnes de mêmes avis (partageant la même idéologie) , qui se retirent eux-mêmes volontairement des institutions et des réseaux sociaux qu’elles pourraient potentiellement influencer [5]. Comme le souligne Jonathan Matthew Smucker:

[…] lorsque nous ne contestons pas les cultures, les croyances, les symboles, les schémas narratifs, etc. des institutions existantes et des réseaux sociaux, dont nous faisons partie, nous nous éloignons aussi de ressources et du pouvoir qu’ils contiennent. En échange d’un pauvre petit clubhouse militant, nous abandonnons la ferme entière. Nous laissons nos adversaires posséder tout.

A cause de sa nature non-contextuelle, l’idéologie peut être considérée comme faisant partie de l’imaginaire dominant d’aujourd’hui, fondée sur une logique bureaucratique, qui a besoin de tout intégrer dans de « confortables » cases déterminées, c’est à dire des rôles politiques et sociaux stricts, créant et renforçant donc l’identité plutôt que les idées. Dans son livre The Emergence of social space, Kristin Ross décrit comment, durant la Commune de Paris, Catulle Mendès (représentant de l’ordre dominant précédent) ne se désole pas vraiment de la baisse de la production, mais s’inquiète des attaques contre l’identité, puisque les cordonniers ont cessé de fabriquer des chaussures pour construire des barricades [6]. Elle fait remonter les origines de cette logique bureaucratique d’identité étroite à Platon, d’après lequel, dans un état bien organisé, une tâche unique est attribué à chacun; un cordonnier est avant tout quelqu’un qui ne peut pas être également un combattant [7].

Une caractéristique de la logique bureaucratique est sa prédisposition inhérente envers la hiérarchie, puisque certaines tâches et rôles sont plus importants que d’autres. David Graeber, dans une interview pour la revue politique grecque Babylonia, définit l’idéologie comme l’idée qu’il faut effectuer une analyse globale avant d’entreprendre une action, ce qui présuppose que le rôle d’une avant-garde intellectuelle (des idéologues/experts à l’esprit étroit) ont à jouer un rôle dirigeant dans tout mouvement politique populaire [8].

Au delà de l’idéologie : Tout est dans le contexte

Pour que les mouvements sociaux modernes remettent en cause l’ordre actuel, ils devront dépasser les limites de l’imaginaire contemporain, fondé sur la logique démocratique et des rôles politiques figés. En pratique, cela signifie aller au-delà de l’idéologie, c’est à dire trouver des principes et des objectifs attrayants et, en même temps,  s’efforcer de les adapter au contexte local. Cela ne signifie pas mettre de côté nos idéaux et « aller dans le sens du courant », mais, au contraire, essayer de les partager avec le plus de monde possible , dont la plupart (ou aucun) ne partage le même mode de vie/ idéologie/dogme politique. Ce faisant, des questions telle que “L’EZLN est-elle anarchiste ou non” [9] qui deviendra obsolète et sera remplacée par « Qu’est-ce qu’ils proposent, sur quels bases et quels principes, sommes-nous d’accord et jusqu’à quel point, avec ce qu’ils font », etc.

En conclusion, cela dépend des objectifs que nous visons dans nos luttes. Si nous visons l’émancipation sociale et la démocratie directe, nous ne pouvons qu’essayer de relier différentes luttes, mouvements et autant de monde que possible et, pour que cela arrive, nous devons changer la manière d’exprimer nos idées selon l’interlocuteur que nous avons devant nous. Comme le suggère Aki Orr : Une société ne peut être gouvernée avec une démocratie directe que si la plupart de ses citoyens veulent décider eux-mêmes de l’action politique puisque aucune minorité, même si ses intentions sont positives, ne peut les imposer à la société [10].

Larry Giddings a fait des pas dans cette direction, qui a remplacé l’étiquette idéologique « anarchiste » par le plus large « anti-autoritaire » [11]. Il l’a fait après avoir admis que, qu’il se reconnaisse ou non dans les luttes non anarchistes, elles existent néanmoins, et, en les ignorant parce qu’elles ne correspondent pas sa propre notion d’un « futur sans état-nation », il ne tient pas compte de ses propres désirs. Il est parvenu à la conclusion que des systèmes économiques et sociaux décentralisés, organisés de manière démocratique, non-étatique, ne seront possibles qu’à travers des luttes communes menées par différents mouvements et une vaste implication sociale.

Alors, au lieu d’essayer de définir constamment ce qu’est le « vrai » anarchisme, il a décidé d’essayer une autre approche : repérer les caractéristiques anti-autoritaires des mouvements sociaux déjà existant et identifier leurs adversaires communs (oppresseurs) et donc les relier les uns aux autres. Et pour que ces connections puissent s’établir, les schémas narratifs étroits doivent être abandonnés et remplacés par une culture générale anti-autoritaire, qui peut être, en même temps, déterminée et déterminer elle-même, le contexte dans lequel elle a été créée.

Conclusion

Dépasser l’idéologie ne signifie pas abdiquer nos idées et nos principes, mais leur réévaluation et évolution constantes. Aux craintes que sans nos identités idéologiques nous serons absorbés par la culture dominante d’apathie politique et de consumérisme abrutissant, nous pouvons répondre avec la création d’une large culture citoyenne d’individus autonomes qui sont, avant tout, des locuteurs de mots et des gens d’action [12]. Un tel concept élargi basé comme Mary Diet le propose, sur la vertu du respect mutuel et le principe de « liberté positive » d’auto-gouvernance (et pas seulement la « liberté négative » de non-interférence), préservera l’esprit anti-autoritaire tout en permettant son interaction avec de larges secteurs de la société et la mise en œuvre de nos idées dans différents contextes. Seule, une telle approche nous permettra d’échapper au « sectarisme » (avec tout le séparatisme et les modes de vie qui en découlent) des mouvements politiques qui le hante depuis le début du vingtième siècle et jusqu’à aujourd’hui.

Traduction R&B


Notes:

[1] Mary Dietz, Context is All: Feminism and Theories of Citizenship. in Dimensions of Radical Democracy. édité par Chantall Mouffe.1992. Verso Books. p79
[2] Débat suite à « Why a radical geography must be anarchist’ Réponse via “Listen, Anarchist!” by David Harvey et nouvelle réponse de Simon Springer :The Limits to Marx: David Harvey and the Condition of Postfraternity (sur academia.edu)
[3] “Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation des faits existants.” (Situationist International) from Internationale Situationniste #1, Knabb, p45. NDT : En français Internationale Situationniste 1, Juin 1958
[4] Mr. Anarchist, we need to have a chat about colonialism, par Petar Stanchev.
[5] Why We Can’t Depend On Activists To Create Change, par Jonathan Matthew Smucker.
[6] Ross, Kristin. The Emergence of social space. Verso 2008 p14
[7] Ibid. p13
[8] Crimethinc: Against Ideology?
[9] Back in 2002, the US journal Green Anarchy published a critical article of the Zapatista movement, named “The EZLN are not anarchist!”
[10] Abolish Power: Politics Without Politicians
[11] “Why Anti-Authoritarian?” un essai de Larry Giddings
[12] Mary Dietz, Context is All: Feminism and Theories of Citizenship. in Dimensions of Radical Democracy. p75

Voir également sur R&B L’organisation radicale du vingt-et-unième siècle du même auteur