Errico Malatesta

1853 – 1932

Je ne pensais pas faire une introduction à Malatesta dont les écrits sont largement disponibles, (Voir documents en ligne) jusqu’à ce que, en faisant une recherche sur les notions de démocratie, prise de décision, consensus et/ou autonomie, je trouve ce texte. La modernité de Malatesta en fait, encore aujourd’hui, une excellente introduction à la question (ton outré) « Comment çà, tu n’es pas démocrate ? Comment peut-on être contre la démocratie ? « . C’était donc l’occasion, si besoin était, de montrer une fois de plus, la corrélation entre « racines  » et « branches ».

Titre original : Neither Democrats, nor Dictators: Anarchists Pensiero e Volontà, mai 1926. Traduction italien/anglais de Gillian Fleming, publiée dans The Anarchist Revolution édité par Vernon Richards, Freedom Press 1995.

Ni démocrates, ni dictateurs : anarchistes

Théoriquement, ‘démocratie’ signifie gouvernement du peuple; gouvernement par tous pour tous par la collaboration de tous. Dans une démocratie, les gens doivent pouvoir dire ce qu’ils veulent, nommer les exécuteurs de leurs volontés, surveiller leur comportement et les renvoyer quand ils le jugent bon.

Naturellement, cela suppose que tous les individus qui composent le peuple sont capables de se forger une opinion et de l’exprimer sur tous les sujets qui les intéressent. Cela implique que tout le monde est politiquement et économiquement indépendant et, donc, que personne ne sera obligé, pour vivre, de se soumettre à la volonté des autres.

Si des classes et des individus existent, qui sont privés des moyens de production et donc dépendants d’autres qui détiennent le monopole de ces moyens, le système soi-disant démocratique ne peut être qu’un mensonge, qui sert à tromper la masse des gens et la garder docile, avec une fausse apparence de souveraineté, alors, qu’en réalité, le pouvoir de la classe dominante et privilégiée est conservé et consolidé. Telle est la démocratie et telle elle a toujours été dans une structure capitaliste, quelle que soit la forme prise, de la monarchie constitutionnelle jusqu’au prétendu gouvernement direct.

Il ne pourra pas y avoir de démocratie, un gouvernement du peuple, autre que dans un régime socialiste, où les moyens de production et de subsistance sont socialisés et le droit de tous à intervenir dans la gestion des affaires publiques et fondé sur et garanti par l’indépendance économique de tous. Dans ce cas, il semble que le système démocratique soit le plus à même de garantir la justice et d’harmoniser l’indépendance individuelle avec les nécessités de la vie en société. Et elle apparaissait ainsi, plus ou moins clairement, à ceux qui, à l’époque des monarchies absolues, combattaient, souffraient et mourraient pour la liberté.

Mais le fait est que, en regardant les choses telles qu’elles sont réellement, le gouvernement par tous se révèle être une impossibilité, parce que les individus qui composent le peuple ont des opinions et des désirs différents et il n’arrive jamais, ou presque jamais, que tous soient d’accord sur une question ou un problème. Par conséquent, le ‘gouvernement par tous’, si nous devons avoir un gouvernement, ne peut être qu’au mieux le gouvernement de la majorité. Et les démocrates, socialiste ou non, sont prêts à se mettre d’accord. Ils ajoutent, il est vrai, que l’on doit respecter les droits de la minorité; mais puisque c’est la majorité qui décide quels sont ces droits, il advient que les minorités ont seulement le droit de faire ce que la majorité veut et permet. La seule limite à la volonté de la majorité serait les formes de résistance que les minorités connaissent et peuvent mettre en place. Cela signifie qu’il y aura toujours des luttes sociales, dans lesquelles une partie des membres de la société, fût-ce la majorité, a le droit d’imposer aux autres sa volonté.

Je pourrais faire ici un aparté, pour montrer comment, sur la base d’un raisonnement soutenu par les exemples des événements passés et présents, il n’est même pas vrai que, là où il y a gouvernement, à savoir une autorité, cette autorité réside dans la majorité, et comment, en réalité, chaque ‘démocratie’ a été, est et ne peut être rien de moins qu’une ‘oligarchie’ – un gouvernement de quelques-uns, une dictature. Mais, dans le cadre de cet article, je préfère rester du côté des démocrates qui affirment qu’il peut exister un vrai et sincère gouvernement majoritaire.

Le gouvernement signifie le droit d’édicter la loi et de l’imposer par la force à tous. Sans police, il n’existe pas de gouvernement.

Maintenant, une société peut-elle vivre et progresser pacifiquement, pour le plus grand bien de tous, peut-elle s’adapter progressivement aux circonstances en perpétuelles évolutions, si la majorité a le droit et les moyens d’imposer ses volontés par la force aux minorités récalcitrantes?

La majorité est, par définition, rétrograde, conservatrice, ennemie de la nouveauté, paresseuse intellectuellement et dans l’action, et, en même temps, impulsive, immodérée, influençable, peu réfléchie dans ses enthousiasmes et ses craintes irrationnelles. Chaque idée nouvelle naît d’un ou de quelques individus, est acceptée, si elle est viable, par une minorité plus ou moins importante, et ne l’emporte sur la majorité, lorsque cela arrive, qu’après qu’elle a été remplacée par de nouvelles idées et nouveaux besoins et qu’elle est déjà devenue dépassée et plus un obstacle qu’un stimulant au progrès.

Mais voulons-nous, alors, un gouvernement minoritaire?

Certainement pas. Si il est injuste et dangereux pour une majorité d’opprimer des minorités et de faire obstruction au progrès, il est encore plus injuste et dangereux pour une minorité d’opprimer une population entière ou d’imposer ses propres idées par la force, celles-ci même si elles sont bonnes susciteraient la répugnance et l’opposition du fait même qu’elles soient imposées.

Et puis on ne doit pas oublier qu’il existe différentes sortes de minorités. Il existe des minorités d’égoïstes et de scélérats comme de fanatiques qui se croient imbus de la vérité absolue et, en parfaite bonne foi, cherchent à imposer aux autres ce qu’ils tiennent pour la seule voie de salut, même si c’est une pure ânerie Il existe des minorités de réactionnaires qui cherchent à revenir en arrière et qui sont divisées sur les voies et les limites de la réaction. Et il existe des minorités révolutionnaires,également divisées sur les moyens et les objectifs de la révolution ainsi que sur la direction que devrait prendre le progrès social.

Quelle minorité devrait prendre le pouvoir?

C’est une question de force brute et de capacité aux intrigues et les chances pour que le succès bascule vers les plus sincères et les plus attachés au bien commun ne sont pas prometteuses. Pour conquérir le pouvoir, il faut des qualités qui ne sont pas exactement celles dont on a besoin pour assurer que la justice et le bien-être triomphera dans le monde.

Mais je continuerai ici à accorder aux autres le bénéfice du doute et supposerai qu’une minorité est parvenue au pouvoir, et que je la considérerai, parmi celles qui y aspiraient, comme celle avec les meilleures idées et propositions. Je voudrais supposer que les socialistes sont arrivés au pouvoir, et aussi les anarchistes, ajouterai-je, si je n’y étais pas empêché par des contradictions dans les termes.

Serait-ce le pire de tout?

Oui, pour gagner le pouvoir, légalement ou illégalement, il faut avoir abandonner au bord de la route une grande partie de son bagage idéologique et s’être débarrassé de tous ses scrupules moraux. Et puis, une fois au pouvoir, le gros problème est comment y rester. Il faut créer des intérêts communs face à cette situation, faire de ceux au gouvernement une nouvelle classe privilégiée et supprimer toute forme d’opposition par tous les moyens possibles. Peut-être dans l’intérêt national, mais toujours au détriment de la liberté.

Un gouvernement établi, basé sur le consensus passif de la majorité et fort numériquement en nombre, dans la tradition et le sentiment — parfois sincère — d’être dans le droit, peut laisser quelques espaces de liberté, au moins tant que les classes privilégiées ne se sentent pas menacées. Un gouvernement nouveau, qui ne s’appuie souvent que sur une mince minorité, est obligée, par nécessité, d’être tyrannique.

Il n’ y a qu’à se souvenir de ce que les socialistes et les communistes ont fait lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir, en trahissant leurs principes et leurs camarades.

C’est pourquoi nous ne sommes ni pour un gouvernement majoritaire ou minoritaire; ni pour une démocratie, ni pour une dictature.

Nous sommes pour l’abolition du gendarme. Nous sommes pour la liberté de tous et pour la libre association, qui existeront pour tous lorsque personne n’aura les moyens de contraindre les autres et que tous seront impliqués dans le bon fonctionnement de la société. Nous sommes pour l’anarchie.

Traduction R&B


Documents joints

— Communisme et Individualisme

— Anarchie et violence