Le Front de Libération des Artistes

Le Front de Libération des Artistes et la Formation de la Contre Culture des Années Soixante

Texte original : The Artists Liberation Front and the Formation of the Sixties Counterculture Eric Noble

La contre culture des années soixante ne s’est pas matérialisée à partir de l’air pur. Elle a émergé d’une tradition présente à travers l’histoire américaine et occidentale, remettant en cause les fondements de la culture. On peut remonter aux origines de cette tradition à travers les mouvements artistiques d’avant garde d’un côté et les groupes politiques radicaux de l’autre. De tels mouvements se sont rarement rejoints dans une perspective politique radicale, avec un style de vie bohême d’avant garde. La fusion de ces deux approches marque un tournant important dans l’évolution de la contre culture des années soixante. Où cette transformation eut-elle lieu ? De cette couche de fumier radicale, marginale et subversive – la Ville de San Francisco.(1)

La Région de la Baie de San Francisco a fourni un sol reproducteur fertile où ont fleuri de tels mouvements et où se sont rejoints pour la première fois beaucoup de fils qui ont tissé la contre culture des années soixante. C’est l’histoire d’idées qui ont évolué, se sont combinées, synthétisées et ont continué à évoluer pour devenir les ingrédients essentiels adaptés à l’époque, auxquels des milliers de personnes, jeunes pour la plupart, adhèreront instinctivement. Elles ont répondu à l’appel, laissant tomber école, travail et armée. Comme dans le conte du joueur de pipeau, elles ont entendu un appel lointain et ont disparu à l’intérieur d’une montagne magique dans les nuages. Cette histoire essaie de décrire les évolutions des idées à l’origine de cet appel de la sirène.

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En 1966, un groupe artistes de San Francisco a formé une organisation pour un soutien mutuel et une action directe contre les arts de l’establishment. Ils s’appelèrent le Front de Libération des Artistes, nom qui reflétait leur opposition à l’engagement des États-Unis dans la guerre au Sud Vietnam, où les insurgés communistes s’appelaient le Front National de Libération. Des artistes ont rarement collaboré ensemble; encore moins dans un but politique. Cette synthèse a produit des effets significatifs dans la contre culture naissante .

Nous pouvons retrouver les origines de la tradition d’avant garde, des arts bohémiens, dans la Région de la Baie en remontant aux jours de la Ruée vers l’Or ; plus récemment, un signal propulsif s’est produit en Octobre 1955, à une lecture de poésie à la Six Gallery de San Francisco. Allen Ginsberg y lut un nouveau poème, maintenant fameux, Howl. Cet événement marqua le début d’un mouvement nouveau, la San Francisco Poetry Renaissance. Comme Tuli Kupferburg l’exprima « La poésie Beat jette l’art aux yeux, aux oreilles et aux corps des gens […]. »

Le quartier de North Beach, refuge traditionnel de deux minorités ethniques de San Francisco (chinoise et italienne), devint le centre d’une sous culture prospère à la fin des années 1950. Quand le monde prit connaissance de la « Beat Generation » [ [un terme inventé par Jack Kerouac et popularisé par John Clellon Holmes, à partir duquel la légende locale et écrivain de San Francisco Herb Caen inventa le terme « beatnik. »], la poésie n’était que l’un des nombreux arts prospérant dans le quartier. Des peintres, des sculpteurs, des écrivains, des photographes, des danseurs, des musiciens, des cinéastes, des imprimeurs avaient fait de North Beach leur havre. Des artistes vivaient ensemble et travaillaient dans l’intimité.

Inévitablement, en même temps que le monde découvrait ce quartier spécial et unique, il attira les trafiquants et les aventuriers. North Beach gagna bientôt une autre réputation, celle du lieu de naissance des « bars topless. » Un flux immédiat de touristes se déversa dans le quartier autrefois tranquille, et la police se découvrit un intérêt soudain pour les habitants de ce quartier, amoureux de poésie, fumeurs d’herbe, barbus et danseurs. La réaction naturelle des beatniks fut de « vider les lieux, » et beaucoup d’artistes quittèrent North Beach pour d’autres quartiers. L’un d’entre eux, connu sous le nom de Haight-Ashbury, bordait le joyau de la fierté de la ville, le Golden Gate Park.

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A cette époque (mi-50 à fin des années 50), une nouvelle conscience politique se développait également et la Nouvelle Gauche naissait des cendres de la Vieille Gauche. La crainte des communistes et la chasse aux sorcières, qui avaient dominé la vie politique américaine depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, avaient décimé la Vieille Gauche. Cette période culmina en 1953 avec l’exécution de Julius et Ethel Rosenberg, seuls civils exécutés aux États-Unis pour espionnage.

Comme pour la contre culture, il y eut un événement fondateur qui signala la formation d’un nouveau mouvement politique en Amérique. L’ inspiration de la renaissance de la Gauche américaine se déplaça « des noirs vers les blancs. »(2) Quand, en 1955, la couturière afro américaine Rosa Parks refusa de quitter son siège dans un bus de Montgomery, Alabama , son arrestation conduisit au boycott des bus et au début du Mouvement pour les Droits Civiques. Martin Luther King, Jr. transforma cet exemple en campagne non violente de désobéissance civile qui encourageaient les jeunes progressistes, trop jeunes pour se souvenir des jours sombres du début des années 50. La première grande manifestation de cette Nouvelle Gauche eut lieu à San Francisco en 1960.

La House Committee on Un-American Activities (HUAC) – Comité Sénatoriale sur les Activités Anti Américaines – avait été une des principales sources de terreur qui avait réduit au silence la gauche américaine après la Seconde guerre Mondiale . Lorsque le Comité arriva à San Francisco en mai 1960, pour une série de trois réunions, un groupe d’étudiants venu du campus de Berkeley de l’Université de Californie, manifestèrent contre les auditions. Le second jour, la police de San Francisco décida de nettoyer la rotonde principale de City Hall, là où le Comité se réunissait. Utilisant des lances à incendie et des matraques, la police força les manifestants à dégringoler l’escalier principal en marbre. Plusieurs personnes furent hospitalisées. Le jour suivant, les manifestants revinrent à plusieurs milliers. Ils tinrent une vigile silencieuse devant le City Hall, en encerclant complètement le siège Néo-Classique du gouvernement. C’était une réponse non-violente; la manifestation resta pacifique toute la journée. Aux yeux des organisateurs, c’était une victoire – la première victoire d’un nouveau mouvement de Gauche en Amérique. Durant la décade suivante et après, Berkeley restera à l’avant garde du mouvement étudiant radical. Après cette manifestation, le pouvoir de l’HUAC d’intimider et de détruire les gens en raison de leurs opinions politiques diminuera.

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La San Francisco Mime Troupe fit son apparition en 1959, sous la forme d’un mélange unique de ces divers mouvements: l’avant garde et la gauche radicale. Ronnie Davis, son fondateur et directeur, avait étudié le mime classique à Paris sous la direction d’Étienne Decroux. La Mime Troupe évolua les années suivantes vers un concept de groupe « au service d’idées politiques » Elle ré-inventa la commedia dell’arte, une forme théâtrale italienne du Seizième Siècle, dont les représentations avaient lieu dans la rue. La Commedia mettait en scène des personnages connus, portant des masques aisément identifiables. Leurs représentations choquaient les spectateurs, par leur nudité et un langage absent des autres scènes au début des années soixante. Leur intention était de choquer leurs audiences avec des compositions nouvelles au sujet de leur vie quotidienne. Ils choisissaient des sujets considérés comme tabous par les théâtres socialement corrects de l’époque.

[…]

En Mai 1965, Davis rédigea un manifeste qui formulait leur vision d’un théâtre au contenu politique révolutionnaire. L’un des écrivains/directeurs de la Troupe, Peter Berg, inventa le terme de  » Théâtre Guérilla « pour en qualifier l’esprit et le contenu. Les théâtres underground à travers tout le pays adoptèrent aussitôt le terme pour décrire leur travail. Dans son manifeste, Davis décrit la mission fondamentale du Théâtre Guérilla:

Les aspirations, les motivations et les pratiques du théâtre doivent être réadaptées de façon à:

enseigner

aller vers le changement

être un exemple de changement

Pour enseigner, on doit savoir quelque chose.

Il est nécessaire d’aller vers le changement parce que le « système » est débilitant, répressif et inesthétique. La compagnie guérilla doit changer en tant que groupe de façon exemplaire. Le groupe – ses relations de coopération et son identité corporatiste—doit reposer sur un noyau de moralité. Généralement l’identité corporatiste n’a pas de moralité. Cela doit faire la différence dans une mer de sauvagerie. Il n’y a pas de différence entre comportement public et comportement privé. Faites en public ce que vous faites en privé ou arrêtez de faire en public ce que vous ne faites pas en privé.

A ceux qui aiment leur théâtre pur de toutes les questions de société, je leur dis—ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE! Les amis, le théâtre est une entité sociale. Il peut émousser l’esprit des citoyens, il peut effacer la culpabilité, il peut apprendre à tous à accepter la Grande Société et la façon de vivre Amaaaaaricaine (tout comme dans les films, Mam) ou il peut chercher à changer cette société… et çà c’est politique.

la Mime Troupe, avec son idée de « rendre publique ce qui est privé, » montait ses représentation à l’extérieur, en dehors des espaces privés du théâtre traditionnel, dans des espaces publics comme les jardins publics des villes. Sa première saison en dehors des murs fut en 1962, avec deux représentations . Les deux années suivantes, ils exercèrent des pressions sur la Commission des parcs pour davantage d’autorisations. Finalement, en 1965, la Commission donna son accord à la Troupe pour 48 dates pour les représentations de Il Candelaio. Après trois représentations, la Commission annula l’autorisation pour obscénité. La Troupe ignora l’ordre et mit en scène le représentation prévue le 7 août 1965, dans Lafayette Park. La police intervint et arrêta le spectacle, en arrêtant Davis et deux acteurs. Une longue bataille juridique s’ensuivit; pour collecter l’argent nécessaire au procès, l’astucieux manager de la Mime Troupe organisa un spectacle de soutien dans l’entrepôt qui servait de local à la Troupe dans le Sud du district de Market.

Ce spectacle réunissait des poètes, des acteurs et plusieurs groupes rock locaux qui faisaient leur apparition dans la région de la Baie. Deux semaines avant, quelques-uns de ces groupes avaient joué au Longshoreman’s Hall dans un spectacle qui devint un modèle pour les concerts rock. Les producteurs de ce premier concert danse rock s’étaient baptisés The Family Dog. Ils avaient ressenti la nécessité de créer un endroit où les jeunes pourraient se lever de leurs sièges pour danser sur la nouvelle musique électrique qui était jouée dans les clubs populaires de la région de la Baie. Une révolution musicale avait lieu. Elle réunissait les paroles poétiques de la musique populaire et un rock and roll électrique. Quand The Family Dog organisèrent leur premier concert de danse rock le 16 Octobre 1965, ils ajoutèrent un nouvel ingrédient au mélange – l’idée d’un concert rock où les spectateurs participeraient activement en créant l’événement. Cette forme nouvelle aura un profond retentissement dans la communauté naissante.

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Le concert de soutien à la Mime Troupe se déroula trois semaines après. Le manager de la Troupe invita plusieurs groupes de cette musique nouvelle. Personne n’avait imaginé l’immense foule qu’ils allaient attirer. Des files de jeunes, aux habits colorés se tenaient à l’extérieur, attendant des heures le droit d’entrer. Le Fire Department fit son apparition et verbalisa pour sur-population. Émoustillée par son succès, la Mime Troupe loua une autre salle plus grande pour un second concert de soutien un mois plus tard, le 10 décembre, dans une salle de bal sur Geary Boulevard, le Fillmore Auditorium. Ce fut le premier des milliers de concerts de danse rock au Fillmore. Il lança la carrière de Bill Graham, qui abandonna son poste de manager de la Mime Troupe pour devenir organisateur de concerts rock.

Soudainement, des milliers de jeunes dansèrent sur une musique électrique dans des concerts qui allaient devenir des rites de passage. Les premiers mois de 1966 virent une explosion de concerts de danse qui firent l’effet de happenings artistiques. Ils combinaient des spectacles lumineux multimédias, une musique de haute énergie et les déguisements délirants des gens qui venaient danser. Barbara Wohl, un membre de la Mime Troupe, a décrit cette période: « Tout le monde dansait… le monde avait besoin de danser et tout le monde y participait. Tu dansais sans tenir quelqu’un. Tout le monde dansait de manière indépendante, et cependant tout le monde dansait ensemble. Il y avait un besoin de danser ou de participer au lieu d’… être assis là à regarder le groupe… c’était autre chose qu’un simple spectacle [Plus tard] c’est devenu un spectacle. C’était simplement ce petit instant où le danseur était l’égal du musicien sur la scène et il n’y avait pas de différence entre l’acteur et le spectateur. »

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L’émotion et le sentiment de communauté étaient intenses. A ce moment est né le Artists Liberation Front (ALF). Un des membres-directeurs de la Mime Troupe raconte, « Il y avait une ambiance révolutionnaire généralisée dans les années soixante… Nous nous entions artistes et nous voulions participer à ce truc révolutionnaire, politique en cours en tant qu’artistes, et nous en cherchions le moyen. »

L’opportunité se présenta au printemps 1966. Le maire Shelley annonça la création d’un nouveau comité pour étudier les arts à San Francisco. Le Arts Resources Development Committee comprenait vingt six importants hommes d’affaires et responsables de la société civile. La Mime Troupe, choquée que le maire n’avait nommé aucun artiste en exercice perturba la première réunion du comité le 2 Mai 1966 au Crown Zellerbach Building. La Troupe « habillée dans une variété de costumes du troubadour à la commedia. » Le San Francisco Chronicle rapporte que « ils étaient venus à la réunion pour exprimer leur préoccupation de voir si peu d’artistes représentés. » Le Directeur de la Troupe, Ronnie Davis, lut un manifeste aux dignitaires:

De l’argent pour l’ Art

De l’argent pour le peuple

De l’argent pour la Culture!

Pas d’immeubles!

Le peuple fait l’ Art

Les Artistes sont le Peuple

Soutenez les Artistes!

Méfiez-vous des Ides de la Proposition « B » — Un Programme de Construction!

La Culture N’Est Pas Corruption.

Programme de Résurrection Culturelle:

1. Doublez les Bibliothèques – Plus de Livres, 1 Million$

2. Subventionnez les locations bon marché au Veterans Auditorium, 300,000$

3. Triplez le Programme Musical Communautaire dans les quartiers du Fillmore et de Mission sur l’année, 500,000$

4. Créez un Ministère de la Culture — 5 Membres. Trois membres seront des Artistes avec des revenus inférieurs à 10,000$ par an, 5 Million$

Total, 6.8 Million$

La Culture Ne Peut Pas Être Achetée. Elle Doit Être Créée Par Un Climat — Un Climat D’Échanges D’Idées Vivant, Accès Facile aux Nouvelles Innovations.

Puis, Harold Zellerbach, le Président nouvellement nommé du comité (et président de la Arts Commission) demanda à la Mime Troupe de quitter le bâtiment. Le lendemain, à un symposium intitulé Campus and Community Day qui se déroulait au San Francisco State College, Ronnie Davis apparut dans un groupe comprenant Kenneth Rexroth, l’écrivain et le doyen de la bohême radicale des la région de la Baie depuis les années trente. Rexroth, après avoir rappelé les nombreux exemples de harcèlements policiers et d’arrestations d’artistes, conseilla aux jeunes rebelles de sortir l’art dans les quartiers de la ville, de créer une  » diffusion culturelle  » qui donnerait vie à la Ville, qui, avertissait-il, était en danger d « auto-décapitation « .

« C’est ce dont nous avons besoin dans cette ville, sur le plan culturel, nous avons besoin d’une diffusion de la vie culturelle dans les quartiers. Et les structures urbaines, la police particulièrement, font tout leur possible pour l’empêcher. … Maintenant, la chose la plus simple qu’ils puissent faire c’est d’ouvrir les terrains de sports et les auditoriums des écoles pour des usages culturels. La chose primordiale dans cette ville c’est de diffuser le Art Festival partout, d’exporter la musique et tous le bazar partout dans la ville parce que nous sommes confrontés à une crise culturelle. Nous sommes confrontés à un schisme absolu entre ce que nous appelons l’ Establishment et le Disestablishment. Et la communauté des artistes ignore le Disestablisment. … Et ce qui se passe est de la plus grande gravité et ne peut pas être résolu en construisant des gratte-ciel cathédrales de la culture. Ce n’est pas. … c’est un devoir de diffuser la culture dans la ville et de l’amener à la vie parce que cette ville est mourante du fait qu’elle se décapité elle-même. »

La Mime Troupe reçut la réponse de la Municipalité le lendemain matin. Le Chief Administrative Officer de San Francisco annonça les bénéficiaires de la Hotel Tax Publicity et du Advertising Fund (communément appelés  » Hotel Tax Fund »). La Municipalité collecte cet impôt sur chaque occupation de chambres d’hôtels et distribue ce fonds à des groupes artistiques pour soutenir la vie culturelle, qui n’est pas la dernière à encourager l’industrie touristique. La Mime Troupe avait reçu une subvention de 1000$ les deux précédentes années. Mais cette années, le CAO laissa la Troupe « sans un centime. »

Ronnie Davis appela à une réunion d’artistes ouverte à tous la semaine suivante à leur studio de Howard Street. Dès le 28 avril, Davis avait pensé à appeler à la création d’une  » Association de Protection des Artistes. » Un brouillon de déclaration en soulignait les objectifs, comprenant la mise en place de forums dans lesquels les artistes expliqueraient leur travail, se confronteraient avec les institutions politiques municipales et créeraient une atmosphère propice à l’exhibition de réalisations controversés. Suite au symposium de State College, cependant, il y eut un ajout dans les objectifs pour y inclure l’idée de Rexroth de  » diffusion culturelle » dans les quartiers. La première conférence de presse annonçant la création du nouveau groupe (publiée le 9 mai) déclarait qu’il avait l’intention d’ « organiser un programme pour le développement culturel de la région…  » incités qu’ils y étaient par « la vision à courte vue du San Francisco Arts Resources Development Committee oubliant d’inviter à sa réunion initiale du 2 mai la communauté créative de la ville. »

Willie Brown présida la première réunion. Barbara Wohl a décrit le groupe qu’ils formaient: « Tout le monde criait sur tout le monde. Il n’y a jamais eu autant d’anarchistes en même temps dans une même pièce. Il est fichtrement difficile de réunir des artistes. » Ralph Gleason, l’éditorialiste de jazz sympathisant du San Francisco Chronicle, écrivit que cette réunion « pourrait se révéler être un des plus importants évènements de l’histoire culturelle de San Francisco. »

A la fin de la première réunion, le groupe prépara une déclaration à la presse annonçant que :

Environ une centaine d’artistes de San Francisco se sont réunis au studio de la Mime Troupe, mardi soir 10 mai , pour discuter du projet de création d’une organisation d’artistes. Parmi les présents, des peintres, des sculpteurs, des architectes, des médecins, des avocats, des écrivains, des danseurs, des poètes, des enseignants, des entrepreneurs, des musiciens, des journalistes, etc., tous militants culturels locaux.

La réunion qui dura trois heures, présidée par Willie L. Brown, Jr.,s’est terminée sur l’élection d’un comité directeur de sept membres choisi pour définir les orientations des futures actions. Le Président en est Alan Myerson (The Committee), et les autres membres sont : R.G. Davis (Directeur de la San Francisco Mime Troupe), Bill Graham (Entrepreneur, Fillmore Auditorium), Peter Berg (Mime Troupe), Arthur Sheridan (City Lights Bookstore), Carol Tinker (Poètesse, Peintre) et Yuri Toropov (The Sopwith Camel).

Le nouveau groupe était fortement opposé à un nouveau grand centre culturel, pour lequel plaidait Harold Zellerbach. A la place, les artistes voulaient « de nombreux petits centres de quartiers qui apportent l’art aux gens, » une idée retenue des exhortations de Rexroth au symposium de State College. Peter Berg, un auteur et acteur de la Troupe et membre du comité directeur, inventa le terme de « ArtOfficiel » pour décrire la mentalité que voulaient combattre les artistes. Davis quant à lui faisait référence au  » Complexe de l’Edifice  » de Zellerbach et autres qui voulaient construire de grands équipement municipaux, comme contribution aux arts.

[…]

Le 11 mai, le Comité Directeur lors de sa première rencontre fit paraître une « Déclaration d’Objectifs » qui comprenait:

1. La décentralisation des ressources culturelles.

2. Un appel aux autres artistes et aux personnes actives sur le plan culturel à nous rejoindre, ainsi que les autres groupes aux intérêts similaires tels que les groupes politiques, sociaux, culturels et religieux, à l’intérieur d’un groupement d’aide mutuelle. (Une aide mutuelle inclurait une information sur la scène sous une forme ou sous une autre des nouveaux arrivants ).

3. L’importance donnée à l’administration dans l’art est déplacée et cette importance, cette énergie et cette administration devraient être confiées entre les mains de l’artiste, ou être au profit de l’artiste.

4. Une organisation pour protéger et promouvoir les artistes locaux.

5. Mettre le pouvoir de l’administration entre les mains des artistes.

6. Dénoncer publiquement les harcèlements.

7. Tentative d’organiser [sic] la communauté artistique de telle façon qu’une menace envers l’un est une menace envers tous.

8. Les gens sont seul juges du caractère acceptable de l’art.

9. En ce qui concerne l’administration des biens publics – nous employons les administrateurs; ils ne nous emploient pas.

10. Notre politique, en terme général, est la défense des artistes impliqués dans la pratique de l’art.

11. Cette organisation encourage les groupes locaux à mettre en place leurs activités artistiques dans leur quartier respectif et nous les soutenons

12. En tant qu’organisation à offrir des services artistiques, tels que professeurs et pratiquants , aux groupes de quartiers

13. La plupart des artistes n’ont ni la voix ni l’organe pour se faire entendre. Cette organisation se fait l’écho de la voix de ceux qui n’en ont pas.

14. Nous sommes les porte-paroles des membres du groupe que nous représentons auprès de l’administration municipale.

Le Artists Liberation Front devint un véhicule pour les artistes travaillant à l’extérieur de l’ establishment artistique officiel  » regroupés dans un soutien mutuel. »

Des réunions qui eurent lieu au loft de la Mime Troupe émana l’idée de produire un festival des arts underground dans les quartiers de la ville à l’automne. Suivant le modèle de l’Appel au Soutien lancé par la Mime Troupe, l’ALF organisa une manifestation au Fillmore Auditorium, le 17 juillet 1966. Allen Ginsberg y lu son nouveau poème, Wichita Vortex Sutra, et la soirée se transforma » en un bal masqué de Mardi Gras, avec des gens aux déguisement peints de motifs, portant des banderoles plastifiées parmi les spectateurs tandis que des projections liquides de lumières multicolores étaient diffusées autour d’eux, » selon la description de Ralph Gleason dans son article du Chronicle.

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L’idée du festival vit le jour lors d’une conférence de presse au Golden Gate Park quelques jours après. « Nous voulons apporter le théâtre, la peinture, la musique aux gens – notamment aux gens des quartiers défavorisés. » La Mime Troupe offrait gratuitement ses services au public, encourageant les peintures murales sauvages, la poésie et le théâtre.

En Octobre, le Artists Liberation Front organisa une série de manifestations sur quatre week-ends dans différents quartiers populaires et ethniques. Ils étaient appelés Free Fairs (3). Pour la première fois des artistes étaient réunis, non pour vendre leur art mais pour inviter les gens à participer au processus créatif. Les artistes montèrent des stands avec de grands rouleaux de papier et un matériel de peinture. Les enfants (de tous âges) pouvaient produire leur art personnel, pendant que des groupes jouaient. Ce fut la première fois que les nouveaux groupes rock jouaient à l’extérieur dans les rues.

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Les idées derrière les Free Fairs et le Artists Liberation Front sont importantes. Elles représentaient les premières manifestations du mouvement des arts de quartiers. Elles eurent une profonde influence sur la contre culture naissante de San Francisco . Les free fairs devinrent les premières célébrations communautaires joyeuses, l’un des symboles les plus importants de la contre culture des années soixante. Ils inspirèrent le Love Pageant Rally en Octobre 1966, qui lui même inspira le Human Be-In, en Janvier 1967. Le Be-In lui-même devint un modèle pour des rassemblement semblables à travers le monde entier; le plus célèbre eut lieu deux ans plus tard dans l’état de New York, à Woodstock. Barbara Wohl était l’une des trois personnes responsables de l’organisation des Free Fairs. Dans une interview, elle me dit ce que le Artists Liberation Front représentait pour elle: « c’était une prolongation, pour l’essentiel, d’une sorte d’attitude d’amour et de tendresse que partageaient les gens alors. Je ne l’ai pas connu depuis. C’était juste des petites bulles de temps. Si tu n’y étais pas, tu ne pouvais pas croire que ca avait eu lieu… Je ne l’avais pas assimilé à l’époque mais l’intérêt de ces manifestations, c’était que les artistes ne présentaient pas leurs travaux sous forme de produits finis mais fournissaient le matériel pour que les gens expriment leur propre art. … C’était l’idée de base. Quelqu’un qui ne vient pas pour regarder les peintures mais qui pouvait devenir l’artiste et faire son truc, son propre art, être un participant. Cela se voulait être, et cela l’était, un acte très politique. C’était le début d’une attitude répandue, tout sauf passive, pour ne pas permettre au gouvernement de continuer cette guerre … Cette suppression de la différence entre acteur et spectateur était le vrai nœud du problème, le fondement politique de tout le truc.. »

A travers les mots de Barbara, nous pouvons entrevoir ce bref instant de 1966 quand des courants variés – le mouvement poétique Beat, celui des Droits Civiques, de la Nouvelle Gauche, de la musique populaire et des danses psychédéliques récentes – se rejoignirent dans une nouvelle synthèse. Le bourgeonnement qui s’ensuivit se répercutera à travers la contre culture durant les vingt prochaines années et davantage.

Traduction R&B


NDT

(1) Lire aussi sur ce site à ce sujet It’s Free because It’s Yours »: The Diggers and the San Francisco Scene, 1964–1968 de Dominick Cavallo

(2) Lire sur ce site Les Débuts d’Une Nouvelle Révolte par K. Rexroth

(3) Littéralement Foires (Grands Marchés) Libres et/ou Gratuit(e)s