Sam Dolgoff

Brève biographie

Sam Dolgoff (1902-1990) est un anarchiste américain et anarcho-syndicaliste. Il rejoint les Industrial Workers of the World en 1922, après avoir été expulsé de la Young People’s Socialist League. Il co-fonde la Libertarian Labor Review, renommé plus tard Anarcho-Syndicalist Review

Dolgoff a été membre du Chicago Free Society Group dans les années 1920, du Vanguard Group et éditeur de son journal Vanguard: A Journal of Libertarian Communism dans les années 1930, et a cofondé la Libertarian League à New York en 1954.

.

Bibliographie

The Cuban Revolution: A Critical Perspective (1974)

« Fragments: A Memoir », Refract Publications, 1986

The Anarchist Collectives: Workers’ Self-Management in the Spanish Revolution, 1936-1939 (1974)

Voir aussi sur R&B Controverse : Les Anarchistes dans la Révolution Espagnole

Documents en ligne :

Interview with Sam and Esther Dolgoff Ann Allen 15 juin 1972

Index sur Libcom d’articles écrits par Sam Dolgoff pour différentes revues et autres documents


Idées Fausses sur l’Anarchisme

Texte original Misconceptions of Anarchism. Extrait de « Fragments: A Memoir »

L’anarchisme n’est pas un individualisme anti-social absolu

L’anarchisme n’est pas synonyme d’une liberté individuelle absolue, irresponsable et anti-sociale qui viole les droits d’autrui et rejette toute forme d’organisation et d’auto-discipline. La liberté individuelle absolue ne peut être atteinte, si tant est qu’elle le peut, que dans l’isolement : « Ce qui ôte réellement la liberté et rend impossible l’initiative c’est l’isolement qui rend impuissant . » (Errico Malatesta, Life and Ideas, Freedom Press, p. 87)

L’anarchisme est synonyme du terme « socialisme libre » ou « anarchisme social » . Comme le terme « social » l’implique, l’anarchisme est la libre association d’individus vivant ensemble et coopérant au sein de communautés libres. L’abolition du capitalisme et de l’état; l’autogestion des travailleurs de l’industrie; la répartition selon les moyens ; l’association libre; sont des principes qui, pour toutes les tendances socialistes, en constituent l’essence. Pour distinguer les différences fondamentales existantes sur le comment et quand réaliser ces objectifs, et des individualistes antisociaux, Pierre Kropotkine et les autres théoriciens anarchistes, ont défini l’anarchisme comme « l’aile gauche du mouvement socialiste. » L’anarchiste russe Alexei Borovoi que le fondement même de l’anarchisme au sein d’une société libre était l’égalité entre tous les membres d’une organisation libre. L’anarchisme social pourrait être défini comme le droit de tous à être différents .

L’anarchisme n’est pas la liberté illimitée ni la négation de la responsabilité

Dans les relations sociales entre individus, certaines normes sociales devront être acceptées, et plus précisément, l’obligation de respecter un accord librement consenti. L’anarchisme n’est pas une forme de gouvernement. L’anarchisme, c’est l’auto-gouvernement (ou son équivalent, l’auto-administration). L’auto-gouvernement implique l’auto-discipline. L’ alternative à l’auto-discipline est l’obéissance obligatoire imposée par des gouvernants à leurs sujets. Pour éviter cela, les membres de chaque association en définissent librement les règles et se mettent d’accord pour les respecter. Ceux qui refusent de remplir leur responsabilité d’honorer un accord librement consenti seront privés de ses avantages.

Le droit à la sécession

La sanction pour une violation de l’accord est contrebalancé par le droit inaliénable à la sécession. Le droit des groupes et des individus de choisir leurs propres formes d’association est, selon Bakounine, le plus importants de tous les droits politiques. L’abrogation de ce droit conduit à la réintroduction de la tyrannie. Vous ne pouvez pas faire sécession d’avec une prison. La sécession ne paralysera pas l’association. Les individus, avec des intérêts communs primordiaux coopéreront. Ceux qui risquent de perdre beaucoup en scissionnant feront des compromis. Ceux qui n’ont rien ou peu de choses en commun avec la collectivité n’affaibliront as l’association en faisant sécession, mais , au contraire, élimineront une source de friction, et,par conséquent, renforceront l’harmonie général.

La différence essentielle entre l’anarchisme et l’état

Le concept anarchiste d’une autorité librement consentie dans l’échange de services qui est l’administration des affaires, diffère fondamentalement de l’autorité de l’état, qui est le pouvoir sur ses sujets, le peuple. Par exemple, réparer ma télévision: l’autorité du du technicien se termine avec la fin de la réparation. La même chose s’applique lorsque je suis d’accord pour peindre l’appartement du technicien (1). L’échange réciproque de biens et de services est une relation de coopération limitée, non personnelle, qui exclut automatiquement toute dictature. Mais l’état, au contraire, est un appareil généralisé qui gouverne tous les aspects de ma vie, de la conception à la mort, par autant de décrets auxquels je suis contraint d’obéir sous peine de subir des pressions, la suppression des droits, l’emprisonnement et même la mort.

L’individu peut faire librement sécession d’un groupe ou d’une association, même organiser la sienne propre. mais il ne peut pas échapper à la juridiction de l’état. Si il réussit finalement à échapper à un état pour un autre, il sera immédiatement soumis à la juridiction du nouvel état.

Remplacer l’état

Les concepts anarchistes ne sont pas concoctés artificiellement par les anarchistes. Ils sont issus de tendances déjà à l’œuvre. Kropotkine,qui a formulé la sociologie de l’anarchisme, a insisté sur le fait que la conception anarchiste de la société libre est basée sur « ces données déjà fournies par l’observation de la vie du temps présent. » Les théoriciens anarchistes se sont contentés de suggérer l’utilisation de tous les organismes utiles dans la vieille société afin d’en construire une nouvelle. Que les « éléments de la société nouvelle se développent déjà au sein de la société bourgeoise qui s’effondre » (Marx) est un principe fondamental partagé par toutes les tendances du mouvement socialiste. L’écrivain anarchiste, Colin Ward, a résumé admirablement ce point : « Si vous voulez construire une société nouvelle, tous les matériaux sont déjà disponibles. »

Les anarchistes cherchent à remplacer l’état, pas par le chaos,mais avec des formes naturelles, spontanées d’organisation qui émergent partout là où, soit l’aide mutuelle ou les intérêts communs à travers la coordination et l’auto-gouvernement, deviennent nécessaires. Cela nait de l’interdépendance inéluctable de l’humanité et de sa volonté d’harmonie. Cette forme d’organisation, c’est le fédéralisme. Une société sans ordre (comme l’implique le terme de « société ») est inconcevable. Mais l’organisation de l’ordre n’est pas le monopole exclusif de l’état. Le fédéralisme est une forme d’ordre qui a précédé l’usurpation de la société par l’état et qui lui survivra.

Il n’existe pratiquement pas une seule forme d’organisation, qui, avant que d’être usurpée par l’état, qui ne fut à l’origine fédéraliste dans son essence. Jusqu’à nos jours, la seule liste du vaste réseau de fédérations et confédérations internationales, nationales, provinciales, locales, englobant la totalité de la vie sociale rempliraient facilement des volumes entiers. La forme fédérée d’organisation rend facile pour tous les groupes et fédérations de bénéficier des avantages de l’unité et de la coordination tout en étant autonomes au sein de leurs propres sphères, et donc d’augmenter l’étendue de leur propre liberté. Le fédéralisme – synonyme d’accord librement consenti- c’est l’organisation de la liberté. Comme l’a énoncé , « Celui qui dit liberté sans dire fédéralisme ne dit rien. »

Après la révolution

La société constitue un vaste réseau imbriqué de travail coopératif et toutes les institutions profondément enracinées qui fonctionnent utilement aujourd’hui continueront à fonctionner sous une forme ou une autre pour la simple raison que l’existence même de l’humanité dépend de cette cohésion interne. Cela n’a jamais été remis en cause par quiconque. Ce dont nous avons besoin, c’est de l’émancipation envers des institutions autoritaires et envers l’autoritarisme au sein des institutions elles-mêmes. Par dessus tout, celles-ci doivent être imprégnées de l’esprit révolutionnaire et de confiance dans la capacité créative des individus. Kropotkine, en travaillant sur la sociologie de l’anarchisme, a ouvert un champ de recherches fertile qui a été largement négligé par les sciences sociales occupées à cartographier de nouveaux domaines pour le contrôle d’état.

Les anarchistes se sont essentiellement préoccupés des problèmes immédiats de transformation sociale auxquels il faudra faire face dans n’importe quel pays après la révolution. Ce fut la raison pour laquelle les anarchistes ont essayé d’imaginer des mesures pour résoudre les problèmes pressants les plus susceptibles d’émerger durant ce que l’écrivain révolutionnaire anarchiste Errico Malatesta a appelé « la période de réorganisation et de transition. » Un résumé des réflexions de Malatesta sur les questions les plus importantes suit.

Les problèmes cruciaux ne peuvent pas être évités en les repoussant dans un avenir lointain – peut-être un siècle ou plus – lorsque l’anarchisme sera pleinement établi et que les masses auront été finalement convaincues et devenues anarcho-communistes. Nous, anarchistes, devons avoir nos propres solutions si nous ne voulons pas jouer le rôle de « râleurs inutiles et impuissants, » alors que les autoritaires les plus réalistes et les moins scrupuleux se saisiront du pouvoir. Anarchie ou pas anarchie, les individus doivent manger et se voir fournir du nécessaire vital. Les villes doivent être approvisionnées et les services vitaux ne peuvent pas être interrompus. Même si il est actuellement mal servi, le peuple ne permettra à personne de perturber ces services à moins que, et jusqu’à ce qu’ils soient réorganisés de manière plus satisfaisante, et cela ne peut être fait en un jour.

L’organisation de la société anarchiste-communiste ne peut être réalisée su une grande échelle que progressivement, au fur et à mesure que les conditions matérielles le permettent et que les masses sont persuadées des avantages qu’elles en tireront, et qu’elles s’habitueront psychologiquement aux transformations radicales de leurs conditions de vie. Puisque le communisme libre et volontaire (synonyme pour Malatesta de l’anarchisme) ne peut être imposé, il a souligné la nécessité de la coexistence de différentes formes économiques – collectiviste, mutualiste, individualiste – à la condition qu’elles n’exploitent personne. Malatesta croyait que l’exemple convaincant de communes libertaires réussies :

« attireront les autres dans l’orbite de la collectivité . . . Pour ma part, je ne crois pas qu’il existe « une » solution aux problèmes sociaux, mais un millier de solutions différentes et évolutives, de la même façon que l’existence est différente selon les époques et les lieux. » [Errico Malatesta, Life and Ideas, édité par Vernon Richards, Freedom Press, London, pp. 36, 100, 99, 103-4, 101, 151, 159]

L’anarchisme » pur » est une utopie

L’anarchisme « pur » a été défini par l’écrivain anarchiste George Woodcock comme « le groupe affinitaire émancipé et flexible qui n’a pas besoin d’organisation formelle et qui diffuse la propagande anarchiste via un réseau invisible de contacts personnels et d’influences intellectuelles. » Woodcock prétend que l’anarchisme « pur » est incompatible avec des mouvements de masse comme l’anarcho-syndicalisme parce que ce dernier nécessite :

« des organisations stables précisément parce qu’il évolue dans un monde qui n’est que partiellement régi par des idées anarchistes . . . et qu’il fait des compromis face à des situations au jour le jour . . . [l’anarcho-syndicalisme] doit maintenir l’allégeance des masses [des travailleurs] qui ne sont que faiblement conscients du but ultime de l’anarchisme « . [Anarchism, pp. 273-4]

Si ces affirmations sont justes, l’anarchisme est une utopie parce que, jamais, chacun ne sera un « pur » anarchiste et parce que l’humanité devra toujours « faire des compromis face aux situations au jour le jour ».Cela ne signifie pas que l’anarchisme exclut les « groupes affinitaires ». En effet, c’est précisément parce que la variété infinie d’organisations volontaires qui se forment, se dissolvent et se reconstruisent selon les penchants et les envies des adhérents individuels, reflètent les préférences personnelles, qu’elle constitue la condition indispensable pour une société libre.

Mais les anarchistes insistent sur le fait que la production, la distribution, l’échange de communication et autres nécessités, qui doivent être coordonnés à l’échelle mondiale dans un monde moderne interdépendant, doivent être assurés avec succès par des organisations « stables » et ne peuvent pas être laissés aux envies fluctuantes d’individus. Il existe des obligations sociales que chaque individu valide doit remplir si il ou elle veut profiter du travail collectif. Il doit être évident que de telles associations « stables » indispensables, organisées selon les principes anarchistes, ne sont pas une déviation. Elles constituent l’essence de l’anarchisme comme ordre social viable.

Tracer la route de la liberté

Les anarchistes ne sont pas naïfs au point d’attendre la mise en place d’une société composée d’individus parfaits qui auraient perdu miraculeusement leurs préjugés enracinés et leurs habitudes désuètes le « lendemain de la révolution ». Nous ne nous préoccupons pas de savoir à quoi ressemblera la société dans un avenir lointain lorsque le paradis sur terre existera enfin. Mais nous sommes par dessus tout intéressés par la direction de l’évolution humaine. Il n’existe pas de « pur » anarchisme. Il n’y a que l’application de principes anarchistes aux réalités de la vie sociale. Le seul et unique but de l’anarchisme est de propulser l’humanité dans une direction anarchiste.

Ceci considéré, l’anarchisme est un guide pratique, crédible, pour l’organisation sociale. Il est sinon condamné à des rêves utopistes, et non pas une force vivante.

NDT

1. Sam Dolgoff était peintre.

Traduction R&B


Technologie Moderne et Anarchisme

 

Texte original :“Modern Technology and Anarchism” publié par Libertarian Labor Review #1, 1986, pp 7–12.

Dans leurs polémiques avec les marxistes, les anarchistes ont affirmé que l’état soumet l’économie à ses propres fins. Un système économique conçu au départ comme le pré-requis pour la réalisation du socialisme sert ensuite à renforcer la domination des classes dirigeantes. La technologie elle-même qui pourraient aujourd’hui ouvrir de nouvelles voies vers la liberté a également équipé les états d’armes terrifiantes pour l’extinction de toute vie sur la planète.

La révolution sociale, seule, peut surmonter les obstacles à l’introduction d’une société libre. Cependant, le mouvement pour l’émancipation est menacé par le pouvoir politique, économique et social bien plus redoutable et par les techniques de lavage de cerveau des classes dirigeantes. Forger un mouvement révolutionnaire inspiré par les idées anarchistes est la tâche principale à laquelle nous devons nous consacrer.
Pour faire la révolution, nous devons stimuler l’esprit révolutionnaire et la confiance des gens en ce que leur révolution va enfin remodeler un monde plus proche de nos aspirations. Les révolutions sont rendues possibles par la conviction que nos idéaux peuvent être et seront réalisés. Un grand pas vers cette direction est d’examiner dans quelle mesure le potentiel émancipateur de la technologie moderne constitue une alternative concrète, réaliste au monopole et à l’abus de pouvoir.  Il ne s’agit pas de laisser entendre que l’anarchisme guérira tous les maux dont est infligé le corps social. L’anarchisme est un guide du vingtième siècle pour une action basée sur des conceptions réalistes de la reconstruction sociale.

L’anarchisme n’est pas une simple fantaisie. Son principe constructeur fondamental – l’aide mutuelle – est basé sur le fait indiscutable que la société est un vaste réseau imbriqué de travail coopératif dont l’existence même dépend de sa cohésion interne. Ce qui est indispensable, c’est l’émancipation vis à vis des institutions autoritaires qui règnent sur la société et de l’autoritarisme au sein des associations de personnes.

Pierre Kropotkine, qui a formulé la sociologie de l’anarchisme a écrit que “L’anarchisme n’est pas une utopie. Les anarchistes élaborent leurs prévisions quant à la société future à partir de l’observation de la vie actuelle…” Si nous voulons construire la société nouvelle, les matériaux sont là.

.

DECENTRALISATION

Lorsque Kropotkine a écrit en 1899 son classique Champs, usines et ateliers(1) pour démontrer la faisabilité d’une industrie décentralisée pour obtenir une plus grande intégration et un meilleur équilibre entre les milieux urbains et ruraux, ses idées furent rejetées par beaucoup comme prématurées. Cependant, le fait que, rendre disponibles aux plus petites collectivités les immenses avantages de l’industrie moderne a été largement résolu grâce aux technologies modernes, n’est plus discuté aujourd’hui. Même des économistes, des sociologues et des gestionnaires bourgeois comme Peter Drucker, John Kenneth Galbraith, Gunnar Myrdal, Daniel Bell et d’autres privilégient une grande part de décentralisation, non pas parce qu’ils sont devenus subitement anarchistes, mais en premier lieu parce que la technologie a rendu « nécessaires opérationnellement » les formes anarchistes d’organisation – – une organisation plus efficace pour s’assurer de la coopération des masses dans leur propre asservissement.

Peter Drucker écrit, “La décentralisation est devenue extrêmement populaire dans le milieu des affaires américain… les décisions doivent être prises au niveau le plus bas plutôt qu’au niveau le plus haut possible… il est important de mettre l’accent sur le concept de décentralisation fonctionnelle.” En ce qui concerne l’émergence de formateurs, d’ingénieurs, de techniciens, de scientifiques,, etc, hautement qualifiés, que Drucker appellent les travailleurs du savoir, il remarque “Nous devons les laisser gérer le personnel de leurs propres usines.” (The New Society, page 256, 357)

John Kenneth Galbraith,par exemple, écrit : “dans les entreprises industrielles géantes, l’autonomie est nécessaire à la fois pour les petites décisions et les grandes questions d’orientation… les avantages comparatifs de l’énergie atomique et moléculaire pour la production d’électricité sont avancés par une variété d’opinions scientifiques, techniques, économiques et de planification. Seul un comité, ou plus exactement un complexe de comités , peuvent réunir la connaissance et l’expérience nécessaires à sa réalisation… La négation de l’autonomie et de l’incapacité de la technostructure [industrie centralisée d’entreprise] pour s’accommoder de tâches évolutives a eu manifestement pour effets des organisations déficientes. Plus les organisations sont importantes et complexes et plus elles doivent être décentralisées…” (The New Industrial State, page 111)

L’expert en ingénierie Robert O’Brian (Life Publications, 1985) explique que “parce que l’électricité … peut être acheminée pratiquement partout… supportée par des lignes à haute tension à travers les montagnes, les déserts et toutes sortes d’obstacles naturels.. les usines n’ont plus besoin d’être localisées près de leurs sources d’énergie. Ainsi, elles ont pu être relocalisées à volonté…”
La citation suivante de Marshall McLuhan tirée de Understanding Media se lit comme un extrait de Champs, usines et ateliers de Kropotkine: “… L’électricité décentralise… elle permet à chaque endroit d’être un centre et ne nécessite pas de grandes agrégations… Avec l’électricité, nous reproduisons partout les relations sociales existant à l’échelle du plus petit village… Dans l’ensemble du domaine de la révolution électrique, ce modèle de décentralisation apparaît sous diverses formes…”

Les villes qui furent à une époque le cœur industriel de l’Amérique, ressemblent aujourd’hui à des villes fantômes abandonnées. L’acier, l’automobile, la machinerie agricole , les mines, les usines d’électronique et autres installations s’empressent de les quitter. Mais le secteur industriel ne se retire pas des affaires. Il construit seulement des usines à l’étranger ou ici, dans des endroits retirés, non industrialisé, non syndiquées, où les salaires sont pauvres et les conditions de travail précaires. Les automobiles, les vêtements, les chaussures, les équipements électroniques et industriels; presque tout ce qui était manufacturé auparavant aux États-Unis est maintenant réalisé à l’étranger, même dans des pays du “tiers monde” comme le Mexique, le Brésil, le Nigeria, la Corée – – bien que beaucoup de ces pays manquent de ressources naturelles essentielles. Le Japon, par exemple, qui dispose de très peu de ces ressources n’en est pas moins une puissance industrielle de tout premier ordre qui exporte en qui est en concurrence avec les États-Unis et d’autres nations industrialisées en ce qui concerne l’acier, les automobiles, les produits électriques et autres biens de consommation. General Motors avait promis de construire une nouvelle usine à Kansas City mais la construira en Espagne La Bulova Watch Corporation fabrique les mécanismes de montres en Suisse, les assemble à Pogo Pogo et les expédie par bateaux pour les vendre aux États-Unis.

EXTIRPER LA BUREAUCRATIE

La bureaucratie est une forme d’organisation où les décisions sont prises par le haut, obéies par le bas et transmises par une chaine de commandement comme dans une armée. Un régime bureaucratique ne constitue pas une réelle communauté, qui implique une association d’égaux , qui prennent les décisions en commun et qui les appliquent ensemble.
Un obstacle majeur à l’établissement d’une société libre est la machine bureaucratique envahissante de l’état et des grandes sociétés industrielles, commerciales et financières exerçant de facto le contrôle sur le fonctionnement social. La bureaucratie est une institution parasite totale.

Des experts scientifiques en technologie, des économistes et autres universitaires qui avaient accepté la bureaucratie comme une nécessité déplaisante mais nécessaire, sont aujourd’hui d’accord sur le fait que l’appareil bureaucratique byzantin peut maintenant être démantelé grâce à la technologie informatique moderne. Leurs points de vue (de manière certainement inconsciente) illustrent l’intérêt pratique des alternatives anarchistes aux formes autoritaires d’organisation.

Dans son important ouvrage Future Shock (2) Alvin Toffler conclut que : “Dans les bureaucraties, la grande masse des employés assurent des tâches et des opérations routinières – – celles précisément que des ordinateurs et des robots effectuent mieux que des êtres humains – – qui peuvent être réalisées par des machines programmées…éliminant ainsi l’organisation bureaucratique …loin d’accélérer le contrôle de l’automation sur la civilisation… cette dernière… conduit à la disparition [de la] puissance des bureaucraties à travers lesquelles l’autorité à alimenté et exercé le pouvoir qui tenait en respect l’individu …”

Le professeur William H. Read de l’université McGill pense que “une des mesures efficaces pour … résoudre le problème de la coordination dans une société en pleine transformation sera de nouvelles conceptions du pouvoir qui rompront radicalement avec la tradition bureaucratique …” William A. Faunce (School of Industrial and Labor  Relations, Michigan State University) prédit que “ l’ intégration du traitement de l’information rendue possible par les ordinateurs éliminera le besoin d’organisations complexes, caractéristiques des bureaucraties.” Faunce prévoit des conflits entre employés et administrateurs bureaucratiques. Les travailleurs n’ont pas besoin de ‘supérieurs hiérarchiques’. Ils sont tout à fait capables de gérer l’industrie par eux-mêmes. Il plaide pour l’autogestion des travailleurs, non pas parce qu’il est radical, mais principalement parce que l’autogestion est plus efficace que le système bureaucrate démodé.

LA MEILLEURE ORGANISATION D’UNE INDUSTRIE ANARCHISTE

Le principe libertaire d’autogestion ne sera pas invalidé par la composition changeante de la force de travail ni par la nature du travail lui-même. Avec ou sans automation, la structure économique d’une société libre doit être fondée sur les personnes directement impliquées dans les rôles économiques respectifs. Avec l’automation, des millions de techniciens, d’ingénieurs de scientifiques, de formateurs, etc. hautement qualifiés, déjà organisés en fédérations locales, régionales, nationales et internationales, feront circuler librement l’ information, en améliorant constamment à la fois la qualité et la disponibilité des biens et des services et en développant de nouveaux produits répondant à de nouveaux besoins. Chaque année, soixante millions de pages d’informations techniques et scientifiques circulent librement à travers le monde! Et ces associations volontaires ne sont pas hiérarchisées.

De nombreux techniciens et ouvriers ne sont pas heureux. Un grand nombre d’entre eux que j’ai interrogé se plaignent que rien n’est plus exaspérant que de rester impuissant à cause de l’ignorance pour qui ne comprend pas même le langage dicté par la direction de la recherche et du développement. Ils sont particulièrement scandalisés par le fait que leur formation et leur créativité sont exploitées pour confectionner et perfectionner des armes de guerre toujours plus destructives et d’autres projets antisociaux. Ils sont souvent contraints, sous peine de licenciement, d’exécuter des tâches monotones et ne sont pas libres de mettre en pratique leurs connaissances. Ces travailleurs qualifiés frustrés surpassent déjà en nombre les ‘cols bleus’ relativement peu qualifiés ou qualifiés, les travailleurs manuels remplacés rapidement par la technologie moderne. Beaucoup d’entre eux seront réceptifs à nos idées, si elles sont présentées de manière intelligente et réaliste. Nous devons aller à leur rencontre. Même des universitaires bourgeois comme Joseph A. Raffaele (Professeur en Économie, Drexel Institute of Technology) écrivent inconsciemment et sans le vouloir comme des anarchistes! Raffaele écrit: “nous allons vers une société d’égaux technologiques où la ligne de démarcation entre le dirigeant et le dirigé deviendra floue .” Le conseiller en gestion Bernard Muller-Thym souligne que : “nous avons à portée de main un genre ou une capacité de production saturée d’intelligence et d’information, qui sera totalement flexible à l’échelle mondiale.”

Les progrès d’une société nouvelle dépendront en grande partie du niveau avec lequel ses unités autonomes seront capables d’accélérer la communication – – pour mieux comprendre leurs problèmes respectifs et donc mieux coordonner leurs activités. Grâce aux technologies modernes de communication, des ordinateurs personnels, des circuits fermés de télévision et de téléphones, la communication par satellites, et une pléthore d’autres dispositifs rendront accessibles à tous la communication directe; même le contact radio et visuel avec la lune! Un automobiliste en panne peut contacter, par communication par satellite, des vendeurs de chez Ford pour l’aider face à une urgence. Marshall McLuhan conclut que les progrès dans les techniques d’imprimerie sont tels que « chacun peut devenir son propre éditeur ». Tout cela s’ajoute à un aperçu réaliste d’une société libre basée sur la démocratie directe et la libre association. Les unités autonomes qui composeront la nouvelle société ne seront pas des états miniatures. Dans une démocratie parlementaire, les dirigeants réels sont des politiciens professionnels organisés en parties politiques. Ils sont supposés, en théorie, représenter le peuple. En réalité, ils le gouverne– – libres de décider des destins de millions de personnes. Il y a plus d’un siècle de cela, le théoricien anarchiste Proudhon a défini la démocratie parlementaire comme « un roi à six cents têtes ». Le système démocratique est en réalité une dictature renouvelée périodiquement au moment des élections.

L’organisation de la société nouvelle n’émanera pas, comme dans le cas de gouvernements ou d’associations autoritaires, ‘d’en haut’ ou du ’haut vers le bas’, pour la simple raison qu’il n’y aura pas de haut. Dans ce type d’organisation libre et flexible, le pouvoir circulera naturellement comme le sang dans le corps social renouvelant constamment ses cellules.

L’optimisme suscité par le potentiel libertaire de la technologie moderne ne doit pas nous conduire à sous estimer les formidables forces qui bloquent la route vers la liberté. Une classe en expansion au sein des bureaucraties de l’état, au niveau local, régional et national; des scientifiques, des ingénieurs, des techniciens et autres professions – – tous ceux qui jouissent d’un meilleur niveau de vie que le travailleur moyen. Une classe dont le statut privilégié dépend de son acceptation et de son soutien au système social réactionnaire, renforce considérablement les différentes formes du capitalisme, ‘démocratiques’, ‘d’état-providence’ ou ‘socialiste’.

Ils vantent les avantages miraculeux qui facilitent le travail de la révolution technologique. Mais ils préfèrent ignorer le fait que cette même technologie permet aujourd’hui aux États de mettre en place ce qui est, en réalité, un refuge nationalisé pour sans abris, où des millions de chômeurs exclus technologiques – – parias oubliés, sans visage  – – de l’état ‘providence’ recevront juste assez pour se tenir tranquilles. Ils préfèrent ignorer combien les ordinateurs augmentent considérablement le pouvoir de l’état à enrégimenter chaque individu et à détruire les valeurs réellement humaines.

Tous se font l’écho des slogans d’autogestion et de libre association, mais ils n’osent pas pointer un doigt accusateur vers l’état sacro-saint. Ils ne montrent pas le moindre signe de compréhension envers le fait évident que l’élimination de l’abysse entre les donneurs et les receveurs d’ordre – – pas seulement au niveau de l’état mais à tous les niveaux – –  est la condition indispensable de la réalisation de l’autogestion et de la libre association: le cœur et l’âme même d’une société libre.

Traduction R&B

(1) NDT : Disponible en ligne ici
(2) NDT : Future Shock Alvin Toffler Random House éditions juillet 1970
Voir aussi sur le sujet Anarchism and the Politics of Technology – Uri Gordon

Mise à jour : août 2016

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.