Infernal Noise: La bande-son de l’insurrection

Texte original : Infernal Noise: the soundtrack to insurrection Jennifer Whitney (co-éditrice du livre). Publié dans We Are Everywhere p 216

The Infernal Noise Brigade. 1er mai. Portland, Oregon

“Nous devons imaginer un nouveau modèle de manifestation,” a dit Grey. Tout ceux du groupe ont maugréé. Les répétitions étaient presque terminées, du moins le pensions-nous, nous avions passé la moitié du temps à tourner en ronds, à se marcher sur les talons les uns les autres et à ne pas travailler à élargir notre minuscule répertoire de morceaux à demi écrits que nous allions devoir jouer en public dans deux mois. En plus de cela, on se gelait – le vent soufflait la pluie à l’horizontale et la rabattait sous l’abri du pont enjambant l’autoroute. Recouvrant le murmure de mécontentement, Grey a continué, “Il n’y aura jamais plus de 500 personnes autour de nous, alors nous devons imaginer une façon de sembler nombreux et d’occuper les quatre voies.”

Cinq cent personnes? Je l’ai regardé avec incrédulité, prenant conscience des mondes différentes dans lesquels nous avions vécu ces derniers temps. “Écoute, je connais plus de 500 personnes qui ont organisé cette action.” j’ai répondu. “Il va y avoir des milliers de personnes, on ne pourra jamais se déployer comme cela et on a plein d’autres trucs sur lesquels travailler.” Un murmure d’approbation s’est élevé, pas parce que tout le monde partageait mon avis ou croyait ma légère exagération sur le nombre d’organisateurs que je connaissais mais parce qu’ils voulaient soit faire de la musique, soit rentrer chez eux.

En retournant sur mon vélo à la maison, j’étais submergée d’un sentiment d’excitation, d’une impression d’inéluctabilité, de changement. Je savais que mon groupe allait faire énormément bouger les choses dans l’action et que l’action marquerait une étape encore plus colossale dans nos vies. Je m’émerveillais de ma propre conviction inébranlable que des milliers de personnes allaient bloquer le sommet de l’OIT à Seattle, 1 et de comment ma vie s’était totalement transformée ces derniers mois.

L’année entière avait été dans le flou. J’ai appris ce mois de février, juste avant de partir au Maroc, que l’OIT venait à Seattle. Je ne savais pas grand chose au sujet de l’OIT , juste assez pour savoir que je travaillerai, d’une manière ou d’une autre, à organiser des actions de protestation quand je reviendrai. Mais, ensuite, j’ai vécu presque six mois sur les contreforts des montagnes du Rif, où il n’y avait ni électricité ni eau courante, dans un minuscule village de musiciens, éloigné de tout. Je gérais leurs tournées épisodiques en Europe, et absorbais ce que je pouvais de leur histoire légendaire et de leur musique propice à la rêverie. L’économie mondiale était aussi éloigné que possible de mes pensées.

Puis, un soir d’août, quelqu’un de Seattle que je connaissais est arrivé par un grand hasard dans le village. Dan était venu de Londres au Maroc et m’a raconté un voyage extraordinaire en métro qu’il avait fait un après-midi de juin. Il voyageait dans le centre de Londres et avait entendu la nouvelle d’une sorte de mouvement social qui avait provoqué la fermeture de plusieurs stations. Il était descendu, refait le chemin inverse – et s’était retrouvé totalement par hasard dans le Carnaval contre le Capital, le 18 juin. 2

Je ne savais rien, bien sur du J18, étant dans le village depuis mars. J’ai écouté avec admiration et une légère incrédulité alors qu’il me racontait des histoires incroyables au sujet du carnaval qui avait semé la perturbation dans tout le quartier des affaires, le groupe de samba qui conduisait la foule, les graffitis et les dommages causés aux biens ciblant les multinationales, les panaches de fumée qu’il avait vu s’élever de la City alors qu’il partait. J’étais complètement assoiffée de nouvelles de toutes sortes et avait faim de chaque mot. Je me sentais un peu comme une voyageuse du temps, ou je l’étais effectivement.

Dan et moi avons commencé à nous interroger sur les actions prévues contre les réunions de l’OMC, qui se dérouleraient dans notre ville quelques mois plus tard. Nous n’en savions que peu de choses, sauf que l’action nous verrait ensemble dans une fanfare, jouant des rythmes originaires de ce minuscule village hors du monde du Maroc, rythmes vieux de près de mille ans et qui sont en danger d’être perdus à jamais.

Lorsque je suis revenue enfin à Seattle, j’ai séjourné au domicile de Grey lorsqu’un ami à lui est arrivé avec du matériel d’agit-prop anti-OMC bien fait et une séries de belles photos d’actions passées. Il m’a parlé du Direct Action Network (DAN) 3, une coalition de groupes et d’individus de terrain, créé cet été afin d’organiser un blocage total de la rencontre ministérielle de l’OMC. Je suis allée à la réunion suivante. Avant que je n’en prenne conscience, j’organisais des entraînements à l’aide aux premiers secours, au soutien par les médecins de rues lors des actions, la mise en place d’une clinique pour le centre de convergence et travaillais sur différents autres aspects de l’action. Et puis j’ai reçu un coupe de téléphone me demandant de participer à une réunion au sujet de la création d’une fanfare.

La Infernal Noise Brigade – INB – s’est rassemblée pour la première fois quelques mois avant les actions contre l’OMC. Certains d’entre nous avions été inspirés par la Barking Bateria, un groupe de samba que Dan avait vu durant les actions du J18 à Londres, beaucoup d’entre nous avions travaillé ensemble dans un collectif de spectacles politiques et tous voulions faire quelque chose expressif et drôle durant les actions. Notre dessein était multiple; nous voulions donner un spectacle, de l’énergie et du soutien aux centaines de personnes qui seraient mobilisées dans les blocus toute la journée; nous voulions être un outil utile que les organisateurs tactiques pourraient utiliser pour faire se déplacer une foule nombreuse sur des points stratégiques pour renforcer le blocus; nous voulions empêcher les discours sans fin et interrompre les chants parfois ennuyeux afin que les gens puissent danser et avoir du bon temps plutôt que de crier toute la journée; et nous voulions déboussoler la police – en empêchant les arrestations et les charges de police, autant que possible.

La Barking Bateria, Liverpool Street Station, Londres, le 18 juin 1999.

Faire se déplacer une foule est un cauchemar logistique. Plus personne n’écoute quelqu’un avec un mégaphone et se reposer sur une seule personne pour donner des ordres à une foule est risqué et déresponsabilise ceux à qui on s’adresse. Nous avons donc pensé que, si nous développions de bons systèmes de communication, en faisant bien comprendre aux organisateurs pourquoi nous étions là et comment ils pouvaient communiquer avec nous (autrement dit, ne parlez pas aux musiciens pendant qu’ils jouent!), nous pourrions agir considérablement sur la stratégie globale de la journée.

Alors nous avons commencé à nous exercer et j’ai commencé à parler du groupe aux autres organisateurs au sein du DAN pour m’assurer qu’ils sauraient comment travailler avec nous le moment venu. Nous avons eu plusieurs réunions pour discuter de nos objectifs et comment nous pourrions le mieux les atteindre, avons parlé de l’OMC et avons essayé d’être à la hauteur de l’énoncé de la mission farfelue qu’avait écrite Grey et qui disait :

“Provoquez la peur et l’incompréhension dans l’esprit des puissants. Perturbez la transe dominante. Soyez imprévisibles de manière calculée et subvertissez le spectacle en introduisant de la musique décalée ou extatique dans le discours politique stérile. Chamboulez la vieille dichotomie de la manifestation gauchiste et du cliché policier. Facilitez l’auto-réalisation de la foule. Soyez la folle propagande.”

Nous avons essayé de garder à l’esprit cette « mission » pendant que nous nous exercions, essayant d’apprendre à marcher au pas, alors que l’été laissais sa place à l’automne et que les flics nous chassaient sans arrêt des parcs publics. Nous avions encore besoin d’uniformes, n’avions encore aucune idée de la manière dont nous communiquerions ensemble tout en jouant et n’avions pas pu entrer en contact avec quelqu’un qui serait le tambour major – quelqu’un intrépide, performant, avec qui il est amusant de travailler, supportant la pression, qui apprécierait notre créneau musical bizarre (post-industriel, excentrique-mais-militant), qui aurait un fort sens du rythme et pourrait consacrer d’innombrables heures à des répétitions et des réunions durant les deux prochains mois, au moins. Nous avions été coincés sur les trois mêmes morceaux pendant au moins un mois et nous devions encore trouver un nom.

Une des dernières journées ensoleillée de l’année, nous étions à jouer dans un parc lorsque notre amie acrobate Josephina est arrivée, sautant sa pause-déjeuner. Elle est entrée tout droit au milieu du cercle que nous avions formé, bondissant en l’air, ondoyant et plongeant dans un double saut périlleux. Elle a sauté en arrière, tourné sur elle-même, nous a fait un clin d’œil et a commencé à danser. J’ai regardé Grey qui m’a regardé, la même pensée nous venant à l’esprit. J’ai formé le mot « tambour major » avec mes lèvres et il a levé les sourcils, d’accord avec moi. Parfait.

Puis la pluie est arrivée et nous avons continué la répétition dans un coin industriel délabré de Seattle. Les flics ne nous ont jamais cherché ici et, alors que le vent violent soufflait la pluie sous notre abri, nous nous réconfortions les uns les autres en disant que c’était un bon exercice pour se préparer à jouer toute la journée sous la pluie inévitable de fin novembre.

Pendant ce temps, Seattle devenait peu à peu une ville occupée, alors que les gens déferlaient pour aider à la préparation des actions durant les derniers jours. En circulant à vélo entre mon domicile, mon travail et mes répétitions, je voyais de mes yeux les étrangers innombrables qui me faisaient des sourires et des clins d’œil de conspirateurs. Des armées de culture jammers 4, armées de sprays de peinture et de pinceaux, de pochoirs ou d’affiches, avaient commencé leur transformation nocturne de la ville, quartier par quartier. Des banderoles, des marionnettes et des drapeaux stockés étaient sortis pour des essais dans différents défilés de quartiers. Conçues comme des outils de sensibilisation et servant de stimulant moral, les parades grossissaient et devenaient plus colorées à chaque fois.

Des gens cherchaient des bâtiments vides, parfaits pour servir de squatts publics de masse, une action pour attirer l’attention sur la crise du logement due à l’industrie high-tech. Les réunions du DAN grossissaient, rallongeaient, devenaient plus bruyantes et plus urgentes. J’ai finalement craqué et acheté mon premier téléphone mobile, me promettant que je ne le garderai que le mois de novembre (ouais, bon). Des séances d’entraînements et de répétitions au pied levé avaient lieu dans toute la ville; En rentrant du travail, j’ai trouvé des amis penauds, démontant un tripode qu’ils avaient érigé dans l’arrière-cour, à l’insu de mes voisins et de mes colocataires.

Ma vie avait pris une tournure très restreinte en circulant en vélo en triangle entre mon domicile , mon travail, les réunions du travail DAN près de l’université et les répétitions du groupe sur le bord de mer. Plus rien n’avait d’importance en dehors de ce triangle. J’agissais avec la conviction profonde que nous réussirions à bloquer l’OMC. J’étais également convaincue, après avoir regardé une vidéo du sommet de l’APEC 5 en 1997 à Vancouver, Canada, que la police allait nous attaquer violemment, et j’ai donc commencé à faire des recherches sur le gaz poivre et les lacrymogènes, essayant d’imaginer ce que nous pourrions faire pour nous protéger contre eux.J’ai parlé avec des anciens combattants, des réfractaires à l’armée, des militants qui avaient été victimes du gaz poivre, des médecins, des étudiants en pharmacie, lisant la peu de documentation disponible au sujet des soi-disant armes non létales, et théorisant et spéculant avec acharnement sur ce qui pourrait neutraliser les produits chimiques douloureux. Cela m’a valu le mépris de quelques organisateurs qui m’ont traité d’alarmiste et de paranoïaque; quelques-uns m’ont empêchée de parler de ces armes chimiques pendant les entraînements aux premiers secours. Grâce, en partie, à ma petite obsession, et aussi parce que cela allait devenir notre mélange habituel de pragmatisme et de sens de la mode, la fanfare a décidé de la jouer prudent et de porter des masques respiratoires et des lunettes de protection.

Alors que les semaines devenaient des mois et que nous nous préparions à mettre en place notre propre style de guerre psychologique, le jeu du groupe s’est soudé et nous avons commencé peu à peu à jouer de nouveaux morceaux. Nos rythmes venaient principalement de membres du groupe qui avaient étudié ou voyagé dans des pays pas encore envahis par le fléau de la musique populaire occidentale. Ces rythmes étaient joués dans un amalgame de style, qui nous amenaient à mélanger des trucs inattendus, – par exemple, un rythme traditionnel populaire du Rajasthan est modifié et transposé sur des caisses claires, avec une ligne musicale galopante Gnaoua nord-africaine recouvrant le tout.

Il était impératif pour nous de ne pas dégénérer en ‘jam sessions’ décousues ou de laisser des cercles de percussions se former autour de nous – une telle musique est liée au plus petit dénominateur commun. Nous voulions non seulement fournir une bande-son à l’insurrection et un soutien tactique à l’organisation de la stratégie, mais aussi jouer des morceaux vraiment difficiles, bien travaillés. Les accusations d’élitisme n’ont pas manqué; nous maintenons que la gauche est pleine de médiocrité et nous sommes intéressés pour la transcender. Une organisation serrée et un haut degré de compétences sont les seules choses qui peuvent constituer une menace réelle pour le pouvoir et, comme ceux qui ont inventé les fanfares, nous voulions que notre musique soit menaçante.

Pendant ce temps, nous passions des heures à discuter des uniformes (le début d’une obsession éternelle) et essayions de trouver un nom pour le groupe. Après une session particulièrement longue et absurde de brainstorming, un petit groupe d’entre nous s’est mis à la recherche d’un bar, bien décidé à ne pas le quitter avant d’avoir un nom. Le brainstorming avait accouché d’un seul impératif – notre nom devait être un acronyme de trois lettres et après quelques heures passées à boire, nous nous sommes baptisés la Infernal Noise Brigade.

Pendant ce temps, nous passions des heures à discuter des uniformes (le début d’une obsession éternelle) et essayions de trouver un nom pour le groupe. Après une session particulièrement longue et absurde de brainstorming, un petit groupe d’entre nous s’est mis à la recherche d’un bar, bien décidé à ne pas le quitter avant d’avoir un nom. Le brainstorming avait accouché d’un seul impératif – notre nom devait être un acronyme de trois lettres et après quelques heures passées à boire, nous nous sommes baptisés la Infernal Noise Brigade.

Puis est venu le temps d’ajouter de nouveaux éléments à notre ensemble : une équipe coordonnée de lanceurs de bâtons, des porte-drapeaux, des médecins et des éclaireurs. Ils sont devenus vite indispensables, parce qu’ils amenaient non seulement une composante visuelle forte mais parce qu’ils agissaient aussi comme des yeux et des oreilles pour l’ensemble de la troupe et formaient une barrière de protection autour des musiciens dans des situations de foule compacte, nous permettant de continuer à jouer sans taper quelqu’un avec nos baguettes de tambours.

En attendant, nous marchions au pas la plupart du temps et travaillions sur quelques figures – des trucs que nous pourrions faire pour augmenter l’intérêt visuel lorsque la manifestation ferait une halte, lorsque nous voudrions bloquer un carrefour, ou juste pour frimer. Nous avons perfectionné des ordres de lancers et des signaux manuels pour nous indiquer les figures à exécuter, cesser de jouer, de marcher, etc. Un soir, un ami est venu pour répéter et nous donner une leçon vite fait de samba brésilienne, nous apprenant le premier morceau sur lequel les gens pourraient réellement danser et commençant notre combat incessant pour apprendre à jouer la samba correctement.

J’ai commencé à souffrir du manque de sommeil et d’hyperactivité. Mes mondes se chevauchaient et je me surprenais à tapoter nos morceaux pendant des réunions et à gribouiller des idées tactiques et lister des besoins pour les premiers secours pendant les répétitions du groupe. Personne ne semblait le remarqué parce que tout le monde était aussi surchargé que moi.

Et puis j’ai quitté mon travail, juste au moment où le centre de convergence ouvrait dans un vieux club de hip-hop appelé Studio 420, à une dizaine de blocks de chez moi. Mon petit triangle de vie est devenu une seule ligne droite, beaucoup plus nette et limitée, puisque j’allais de chez moi au 420 pour répéter et du 420 à la maison, avec des réunions aux deux endroits et un téléphone mobile qui n’arrêtait pas de sonner. Mais même si ma vie était devenue plus trépidante avec l’ouverture du centre de convergence et de la clinique de soins, qui soignait maintenant des centaines de personnes par jour gratuitement, elle était aussi devenue plus simple, très claire. Les actions avaient acquis leur dynamique propre (probablement bien avant que je ne le remarque) et il y avait désormais tant de gens qui travaillaient jours et nuits que je n’avais plus à les faire avancer les choses. Mon travail était utile et constructif, oui, et je me faisait regarder de travers si je ratais une réunion, mais les choses avaient pris une dimension bien plus grande que moi, que tout ce que la plupart d’entre nous avions imaginé possible, et la profondeur de l’engagement et des convictions des nombreux étrangers venus dans ma ville et qui sont devenus rapidement des alliés, m’ont rendus humbles. C’était une bonne leçon et je l’ai réappris et perfectionné les années suivantes, parce que j’avais appris comment être utile et travailler dur sans me considérer irremplaçable ni même nécessaire, parce que je ne le suis pas, personne ne l’est. Agir autrement, c’est s’isoler et être la cible des autorités répressives, sans parler de nier la capacité des autres à s’adapter à de nouvelles circonstances, apprendre de nouvelles compétences et acquérir des qualités de leadership, y compris l’humilité.

Le matin du N30 était gris et bruineux et la INB était en retard à la manifestation. Mais la foulé était si immense que, le temps que nous arrivions et nous mettions rapidement en formation, la queue de la manifestation ne s’était pas encore mise en route. J’ai inspiré profondément en attendant de me mettre en ligne et de marcher vers le centre ville. Nous sommes partis, droite, gauche, droite, maudissant la pluie fine, l’estomac noué par anticipation de je-ne sais-quoi. Comme nous descendions la colline et que nous apercevions pour la première fois le centre, j’ai pris conscience de quelque chose que je suspectais depuis un moment et dont j’étais maintenant absolument certaine – nous étions en train de faire l’histoire.

Notre première frasque a été d’envahir un Starbucks où les gens prenaient leur café du matin habituel avant d’aller au travail. Une fois entrés, nous avons formé un cercle et joué pendant quelques minutes, à l’étonnement et à la consternation général avant que de repartir dans les rues. Cela a été un de mes instants favoris de la journée parce que c’était comme si nous avions annoncé, “Hé, la vie normale s’arrête ici, les amis, il y a une fanfare dans votre Starbucks, vous n’allez pas travailler aujourd’hui!”

Peu après, nous sommes arrivés à un carrefour, très proche de l’une des entrées du centre de congrès, où les cérémonies d(ouverture de l’OMC devaient avoir lieu. Mon adrénaline commençait à diminuer, je m’étais presque accoutumée au fait que nous avions pris complètement possession du centre ville, que, dans chaque direction où je regardais, je voyais une foule de gens déguisés en papillons, portant des drapeaux, arborant les pancartes de leur syndicat – c’est un mythe que de prétendre que tous les syndicats avaient boycotté nos actions en faveur de leur grand rassemblement dans un stade à quelques miles au nord. Il y a avait un important contingent de sidérurgistes et de dockers conduisant les manifestations de 7 heures et ils étaient là lorsque nous avons été gazé la première fois.

Toute la bande semblait un peu sonnée. Nous étions complètement euphoriques et nous n’étions pas préparés à tous ces appareils photos, se mettant sur notre route, se battant pour une photo de nous. Je pense que nous étions sous un double choc – un, que nous avions réussi à tirer quelque chose de cette fanfare et, deux, qu’on pouvait jouer pour une foule de 10 000 personnes.

Nous nous sommes rendus en haut de la colline, avons un peu tourné en rond et puis nous avons une petite pose, cassé la croûte, dit des trucs intelligents, comme, “C’est pas cool, ça? Wow, J’y crois pas”. Puis nous avons commencé à jouer un rythme de l’Afrique de l’ouest que nous n’avions pas écrit ni répété, mais dont certains d’entre nous connaissaient le rythme de base et il était assez facile pour les autres de suivre. Alors que nous jouions, la bruine s’est arrêtée de tomber et le bleu a commencé à dominer dans le ciel. Robert a sorti son appareil, s’est placé devant les lignes de policiers et s’est pris en photo, avant de grimper sur une benne à ordure au milieu du carrefour pour jeter un œil à la foule. Alors, sans avertissement, la police s’est mis à nous gazer. Çà a été le chaos. Notre morceau a déraillé. Une grenade lacrymogène a frappé Robert à la tête; une autre dans le dos alors qu’il sautait en bas. Nous nous sommes précipités sur nos masques à gaz et nos lunettes de protection – nous nous attendions à ce qu’ils nous gazent mais pas à 9 heures du matin!

Quelqu’un a commencé un nouveau morceau et ceux qui étaient capables de jouer l’ont repris alors que nous battions en retraite, mais Shazz et Dan marchaient dans la mauvaise direction, vers les flics. Désorientés et aveuglés, ils marchaient dans l’épais nuage de gaz qui cachait maintenant le ciel auparavant bleu. Je les ai agrippés et nous sommes sortis de là; Je respirais lentement, profondément, à travers mon foulard en polaire et marchait les yeux fermés, une aveugle conduisant des aveugles. Nous avons passé le coin de la rue et rattrapé le groupe qui semblait sonné, en proie au délire et en pleine confusion. Tout le monde criait autour de nous, effrayés, en colère. C’est difficile de se rappeler ce que j’ai fait, pensé, ce qui est arrivé après. Je sais que quelques-uns d’entre nous riaient, énervés, prêts à s’équiper et à retourner dans la mêlée. Quelqu’un a fait remarquer que le rythme que nous jouions avant les gaz était un rythme guerrier, traditionnellement joué lorsque deux adversaires se battaient, un système ritualisé pour régler les contentieux Nous étions ici à 7 000 miles de l’Afrique de l’Ouest, provoquant par inadvertance une bataille. Nous avons ri hystériquement en ajustant nos masques à gaz et en nous remettant en formation. C’était la première fois que chacun d’entre nous étions gazés. Et ce fut la dernière fois où nous nous sommes enfuis.

Nous avons fait une pause dans le parc, à Westlake Center, après avoir essayé de rencontrer des gens qui prévoyaient une action du genre Reclaim the Streets, ce qui semblait un peu sans ambition, à ce moment, alors que nous avions déjà réussi à reprendre possession de tout le centre ville. Nous nous sommes séparés pour trouver de la nourriture et des toilettes dans la galerie marchande proche et les chaînes multinationales de magasins des environs . C’était comme si nous étions une armée d’invasion – nous nous étions si vite habitués à notre occupation de la ville entière que nous n’attendions une réponse de personne. Nous étions maîtres de la situation. Nous faisions l’expérience de l’inversion complète de l’équilibre du pouvoir pour la première fois de notre vie et c’était extraordinaire. Nous étions surexcités, sur un petit nuage, chaque cellule vibrante, électrique, faisant l’expérience de la liberté d’une manière dont nous n’avions jamais même rêvé. l4histoire était à façonner de nos mains.

En nous regroupant dans le parc, nous nous sommes mis en formation, avons commencé un nouveau morceau et commencé à descendre la Quatrième Avenue, où nous sommes soudainement devenus l’attraction principale. Des tonnerres d’applaudissements nous ont accueillis, comme si nous étions des héros, les flashs éblouissants et les visages maquillés des médias dominants se sont pressés autour de nous. C’était comme si nous étions entrés dans un vide, un vide qui survient quand un spectacle commence en retard; les gens attendaient peut-être (en vain) l’approche du défilé syndical. Quoiqu’il en soit, cela nous a secoué sur le moment, et nous marchions à l’aventure avec confiance, comme si nous avions fait quelque chose de vraiment génial. Cela faisait partie de la magie de Seattle – comme un militant l’a dit.

Nous avons marché, revenant à l’endroit où nous avions été gazés, pris à gauche et nous sommes retrouvés à marcher parallèlement à une ligne de policiers. Nous avons fait un tour d’horizon et avons vu un vaste espace pavé derrière les flics et se terminant derrière les talons d’une autre ligne de flics, à deux blocks de là. Dans cette vaste « zone démilitarisée » se trouvaient les hôtels ou la secrétaire d’état Madeleine Albright et la négociatrice US Charlene Barshefsky étaient piégées, passant furieusement des coups de fils frénétiques. Juste à côté, là où les rues étaient revenues à la vie, une immense foule était rassemblée autour d’une benne à ordure en flammes. Nous avons décidé de revenir sur nos pas et de nous diriger vers là-bas, attirés comme des papillons par les flammes vacillantes.

Il y avait une foule de gens, entourés par le Black Bloc, étrangement recouverts de ce qui ressemblait à des cendres, ou à la mousse provenant d’un extincteur. Quelque-uns priaient, d’autres dansaient, la plupart regardait les flammes, hypnotisés. Juste derrière elles se tenaient les flics en tenue anti-émeute, leur masse noire s’étirant d’un trottoir à l’autre, leurs visières reflétant la lumière, leur image tremblant derrière les ondes de chaleur émanant de la benne à ordure.

Toute la journée a ressemblé un peu à cela, miroitante, pas tout à fait réelle. Mes souvenirs sont assez vagues, plus tournés vers des sentiments que des événements. Une benne à ordure en flamme, ma première gorgée de gaz lacrymogène – tout cela est secondaire à côté du sentiment de puissance partagé par tous dans ces rues, le sentiment que le monde nous appartenait et que nous ne le rendrions pas si facilement à ceux qui le détruirons pour plaire à leurs actionnaires et leurs banquiers.

Le reste du N30 appartient à l’histoire, le futur a émergé du chaos, et le monde a poussé un soupir collectif de soulagement – enfin, les américains ouvraient les yeux sur les réalités économiques et politiques de la grande majorité des habitants de la planète. Le mouvement mondial a pris plus d’élan qu’il ne savait quoi faire, L’OMC a baissé la tête, honteuse, se jurant de ne plus jamais se réunir dans une démocratie et la Infernal Noise Brigade continue à jouer, essayant de créer un rythme de samba décent, ayant encore des réunions ridiculement longues au sujet de nouveaux uniformes, envoyant des émissaires à des rassemblements lointains de musiciens, de révolutionnaires, et de tous ceux qui forment des ponts entre eux, essayant en permanence de mettre en avant l’avènement d’un monde meilleur. 6

Traduction R&B


NDT

1. Organisation Mondiale du Commerce – OMC. Sur les manifestations de Seattle, voir aussi sur R&B Où était la couleur à Seattle ?

2. 18 Juin 1999 (J18). Carnaval qui coïncidait avec le vingt cinquième sommet du G8 à Cologne. On peut consulter le site archivé June 18 1999. Voir également Dancing at the Edge of Chaos: a spanner in the works of global capitalism Wat Tyle publié dans We Are Eveywhere 

3. Direct Action Network. Voir ‘This is What Democracy Looks Like’ A Conversation with Direct Action Network activists David Graeber, Brooke Lehman, Jose Lugo et Jeremy VaronDans Direct Action: An Ethnography David Graeber AK Press 2009, Graeber traite de coalitions telles que le DAN ou de groupe comme Ya Basta!

4.Culture jammer : Terme intraduisible littéralement en français. Culture jamming est un détournement culturel. La revue Ad-buster, aujourd’hui disparue, s’en revendiquait. Voir aussi La culture jammer

5. Asia-Pacific Economic Cooperation

6. La Infernal Noise Brigade s’est dissoute en 2006

Pour aller plus loin

Sur la INB, voir

Enduring Freedom. Marching Through Europe With The Infernal Noise Brigade Christopher Frizzelle

The Life and Death of the Infernal Noise Brigade

Music for an Angry Mob Une interview de Grey Filastine, fondateur de la INB

Sur le sujet plus général des marching bands militantes voir

Affective Composition and Aesthetics: On Dissolving the Audience and Facilitating the Mob  Stevphen Shukaitis

How I’ve understood music’s role in activism William F. Danaher

The Brass Liberation Orchestra San Francisco

Rude Mechanical Orchestra New York