Écologie profonde, anarcho-syndicalisme et avenir de l’anarchisme

Titre original : Deep Ecology, Anarchosyndicalism, and the Future of Anarchist Thought Publié dans Deep Ecology & Anarchism. A Polemic Freedom Press 1993

J’ai très peu de choses à ajouter à la critique remarquable que Brian Morris fait de l’écologie profonde. En effet, sa contribution au débat autour de l’éco-mysticisme, pour l’essentiel, a été perspicace autant que judicieuse et j’ai trouvé ses écrits instructifs, qui, espérons-le, obtiendront une large audience aux États-Unis en plus de la Grande-Bretagne.

J’espère que cette critique de Ecology, Community and Lifestyle de Arne Naess a démontré la pauvreté intellectuelle du « père de l’écologie profonde » et l’absurdité du ‘mouvement’ de l’écologie profonde dans son ensemble. Le Deep Ecology: Not Man Apart de Rodney Aitchte, plutôt farfelu, souvent inexact, et mystique, me semble t-il, constitue peut-être le meilleur argument contre l’écologie profonde que je n’ai pas vu depuis un bout de temps . Mais après m’être occupé des partisans de l’écologie profonde en Amérique du Nord pendant une dizaine d’années environ, je suis arrivé à contrecœur à la conclusion que les acolytes de Naess et consorts fonctionnent sur la foi et sont motivés dans leurs opinions par des élans théologiques plutôt que rationnels. Je suspecte qu’il n’existe aucun argument raisonné pour ébranler un système de croyance de ce genre — par conséquent j’abandonnerai le débat sur ces questions à d’autres qui auront encore l’énergie de discuter ces dogmes idiots.

J’ajouterai – ou plutôt confirmerai – une observation seulement à celles perspicaces de Morris. On se demande si la maxime bio-centrique selon laquelle tous les êtres vivants peuvent être équivalents aux autres en termes de leur « valeur intrinsèque » aurait eu une signification durant les longues périodes d’évolution organique avant que n’apparaissent les êtres humains. La structure conceptuelle de l’écologie profonde dans son ensemble est entièrement un produit de l’intervention humaine — un fait qui confère à l’espèce humaine un statut unique dans le monde naturel. Tous les systèmes éthiques (y compris ceux reliés à l’évolution biotique) sont formulés par des êtres humains dans des situations culturelles distinctes. Enlevez l’intervention humaine du tableau et il n’existe plus la moindre évidence que les animaux manifestent un comportement qui peut être considéré comme discursif, explicite ou moral. Quand Élisée Reclus, le géographe anarchiste, nous dit (comme cité par George Woodcock dans son introduction à la biographie de Reclus par Marie Fleming) que les chatons sont des ‘ anarchistes naturels’, ou pire, qu’il ‘n’existe pas un sentiment humain qu’ils (les chats) ne comprennent pas ou ne partagent pas, pas une idée qu’ils ne devinent [sic!] pas, pas un désir qu’ils n’anticipent pas ’, Reclus écrit une absurdité éthologique et écologique. Que des écrivains anarchistes célèbrent l’auteur d’une telle absurdité anthropomorphique comme ‘écologique’ est, pour le moins regrettable. Dans la mesure où la ‘valeur intrinsèque’ est plus qu’une simple intuition agréable dans la pensée écologique moderne, c’est une ‘qualité’ que les êtres humains formulent dans leur esprit et un ‘droit’ qu’ils peuvent décider de conférer aux animaux et autres créatures. Tout cela n’existe pas en dehors des opérations de l’esprit humain ou des valeurs sociales de l’humanité.

Passer de l’absurdité de l’écologie profonde à l’élucidation ridicule de l’anarcho-syndicalisme que propose Graham Purchase est une tâche ingrate que j’ignorerais si cela n’était pas destiné à être publié dans un livre. L’article de Purchase, ‘Social Ecology, Anarchism and Trade Unionism1, est un essai médisant qui commence par m’accuser d’écrire agressivement et ‘d’insulter les anarchistes et syndicalistes américains’, puis qui continue à déverser sur moi quelques-une des attaques ad hominem les plus violentes que j’ai entendu depuis longtemps. Je ne suis pas seulement ‘au mieux, non constructif et, au pire, indéniablement dangereux’, comme Purchase avertit ses lecteurs, mais pire encore, je suis consumé par un ‘appétit insatiable pour la controverse’. Après avoir formulé cette appréciation sans doute nuancée, non provocatrice et objective de mon rôle dans le mouvement anarchiste, Purchase affiche ses connaissances psychanalytiques en prétendant que je souffre ‘d’un désir malsain d’être le leader intellectuel et le fondateur d’un ‘nouveau’ mouvement écologique’, que je présente des évidences de ‘schizophrénie intellectuelle’, et, enfin, que je ‘pique toutes les idées écologiques majeures de la théorie et de la pratique anarchiste [et] les habille d’un costume socialiste-féministe [!] et néo-hégélien en affirmant plus ou moins que ce sont les miennes’. Comme si ce degré de vitupération n’était pas suffisant — sans doute vise-t’il à assagir mon ‘appétit insatiable pour la controverse’! — Purchase continue en présentant l’ensemble d’idées que j’ai exprimé à travers une douzaine de livres et un tas d’articles comme un ‘outrage intellectuel’.

Corriger le compte-rendu souvent tordu de Purchase sur l’évolution de mes idées — j’ai été vraisemblablement un ‘anarchiste-écologiste’ dans les années 1960 et 1970, seulement pour muter en un ‘outrancier’ anti-syndicaliste et donc, anti-anarchiste ‘social écologiste’ dans les années 1980 et 1990 — serait aussi ennuyeux que inutile. Je laisserai aux lecteurs sérieux de mes ouvrages d’en relever les absurdités. Il suffit de souligner quelques points. Personne, moi le dernier, ne croit que l’on peut changer radicalement la société sans le soutien du prolétariat et des travailleurs de tous genres. Mais affirmer que les ouvriers de l’industrie joueront le rôle ‘hégémonique’ que les marxistes leur ont traditionnellement assigné — dont les anarcho-syndicalistes se sont simplement fait l’écho — c’est étouffer la pensée et la pratique radicale dans un esprit de vengeance. Ma critique des théories qui assignent un rôle hégémonique au prolétariat dans la lutte pour une société anarchiste — désigné génériquement par les historiens du syndicalisme comme ‘socialisme prolétarien’ — est simplement qu’elles sont obsolètes. Les raisons du passage dans l’histoire de l’époque du socialisme prolétarien ont été explorées non seulement par moi-même mais par de sérieux théoriciens de tous genres — y compris des anarchistes. A partir de décennies d’expériences dans ma propre vie, j’ai appris que les ouvriers de l’industrie pouvaient plus facilement être touchés comme hommes ou femmes, maris ou épouses, pères ou mères, frères ou sœurs, en fait, comme voisins et citoyens. Ils sont souvent plus concernés par les problèmes de la communauté, la pollution, l’éducation publique, la démocratie, la moralité et la qualité de leurs vies, que de savoir si ils ‘contrôlent’ les usines dans lesquelles ils sont durement exploités. En fait, la majorité des ouvriers et des syndicalistes avec lesquels j’ai travaillé pendant des années dans des fonderies et des usines automobiles étaient plus désireux de sortir de leurs usines après les heures de travail que de réfléchir à de schémas de production ou à des affectations professionnelles.

Est-il inconcevable que nous ayons mal interprété la nature historique du prolétariat (davantage un échec marxien, ajouterais-je, que anarchiste traditionnel) comme classe révolutionnaire hégémonique? Est-il inconcevable que le travail en usines, loin d’aider à l’organisation et à la radicalisation du prolétariat, a intégré progressivement ce dernier dans des systèmes industriels de commandements et d’obéissance? Le capitalisme et la classe ouvrière sont-ils restés tels quels depuis le dix-neuvième siècle et le début du vingtième ou ont-ils subi de profonds changements qui posent des défis majeurs aux — et qui infirment de manière significatives les affirmations des — anarcho-syndicalistes et des marxistes traditionnels? Avec une remarquable prescience, Bakounine lui même a exprimé ses craintes quant à ‘l’embourgeoisement’ possible de la classe ouvrière et, plus généralement, sur le fait que les ‘masses se sont laissées profondément démoraliser, sont devenues apathiques, pour ne pas dire castrées, par l’influence pernicieuse de notre civilisation corrompue, centralisée, étatiste’. Les craintes de Bakounine n’étaient pas seulement l’expression d’une vision stratégique qui s’appliquait uniquement à son propre temps, mais un jugement historique qui demande encore une explication et non des faux-fuyants. Aujourd’hui, les entreprises capitalistes soi-disant modernes ont réussi de manière assez admirable à donner aux travailleurs une part appréciable dans l’embauche, le licenciement et l’établissement de quotas de production, ce qui amène le prolétariat à être complice de sa propre exploitation.

Purchase n’ignore pas seulement ces évolutions historiques et les analyses que moi et d’autres ont formulé; il déforme grossièrement et redéfinit de manière démagogique toute critique du syndicalisme comme une expression d’hostilité envers l’anarchisme en tant que tel. Partant du principe que Purchase connaît très bien l’histoire du syndicalisme et de l’anarchisme, ce genre d’argument est manipulateur et une distorsion absolue; mais pour être généreux, je dirai que cela révèle un degré d’ignorance et d’intolérance qui mérite une réprobation énergique. En fait, à la fin du dix-neuvième siècle, lorsque la question du syndicalisme est apparue parmi les anarchistes, elle a été furieusement débattue. Les sommités marquantes du mouvement anarchiste de l’entre-deux siècle — comme Errico Malatesta, Élisée Reclus, Emma Goldman, Sébastien Faure et d’autres — se sont opposés dès le début au syndicalisme pour différentes raisons, dont beaucoup démontraient une bonne dose de prescience de leur part. Et, avec le temps, lorsqu’ils l’ont accepté, beaucoup d’entre eux l’ont fait de manière extrêmement prudente. Malatesta, dans sa critique incontournable du syndicalisme, a fait valoir que la création d’un esprit révolutionnaire ‘ne peut pas être la définition naturelle, normale de la fonction du syndicalisme’. Et si il a fini par accepter l’ anarchosyndicalisme avec une évidente réticence, il a continué à appelé à une forme étendue d’organisation et de pratique anarchiste que beaucoup de syndicalistes étaient prêts à accepter.

Dans les faits, les groupes anarchistes sont souvent entrés en conflit total avec les organisations anarcho-syndicalistes — pour ne pas parler des organisations syndicalistes, dont beaucoup rejetaient l’anarchisme. Au début du siècle, les anarcho-communistes espagnols, influencés en premier lieu par Juan Baron et Francisco Cardinal, les éditeurs de Tierra y Libertad, ont dénoncé furieusement les anarcho-syndicalistes, qui, plus tard, formèrent la CNT, comme étant des ‘déserteurs’ et des ‘réformistes’. Des conflits semblables se sont développés en Italie, en France et aux États-Unis, peut être non sans raison. Le bilan du mouvement anarcho-syndicaliste a été l’un des plus épouvantables de l’histoire de l’anarchisme dans son ensemble. Durant la révolution mexicaine, par exemple, les dirigeants anarcho-syndicalistes de la Casa del Obrero Mundial ont honteusement placé leurs ‘Bataillons Rouges’ prolétariens au service de Carranza, une des brutes les plus assoiffées de sang de la révolution, pour combattre les milices authentiquement révolutionnaires de Zapata — tout cela pour obtenir quelques réformes dérisoires, que Carranza a retiré une fois écarté le danger Zapatista avec leur collaboration. Le grand anarchiste mexicain Ricardo Flores Magon a justement dénoncé leur comportement comme une trahison.

On ne peut pas non plus dire grand chose pour la défense des dirigeants de la CNT en Espagne. Ils ont ravalé leurs principes libertaires en devenant ‘ministres’ dans le gouvernement de Madrid à la fin de 1936, non sans le soutien de nombreux de leurs partisans, ajouterais-je, et en mai 1937, ils ont utilisé leur prestige pour désarmer le prolétariat de Barcelone lorsque celui-ci a essayé de résister à la contre-révolution stalinienne dans la capitale catalane. Aux États-Unis, afin que les anarcho-syndicalistes d’aujourd’hui ne se laissent pas éblouir par des mouvements légendaires comme les Industrial Workers of the World (IWW), ils devraient être informés que ce mouvement syndicaliste, comme d’autres ailleurs, n’était en aucune manière attaché à l’anarchisme. ‘Big Bill’ Haywood, son dirigeant le plus célèbre, n’a jamais été anarchiste. D’autres dirigeants des IWW, dont beaucoup penchaient vers l’anarchisme, ne sont pas seulement devenus communistes dans les années 1920, mais sont devenus d’ardents staliniens dans les années 1930 et suivantes. Il est important de noter que des anarchistes espagnols sincères, même ceux qui ont rejoint la CNT, considéraient l’influence de la mentalité de celle-ci sur la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) comme nuisible et, plus tard, désastreuse. Vers la fin de la guerre civile, on pouvait se demander si la FAI contrôlait la CNT ou, plus probablement, si la CNT, avec sa forte mentalité syndicaliste, n’avait pas fondamentalement dilué les principes anarchistes. Comme Malatesta l’a si judicieusement déclaré, même si il a prudemment accepté l’amalgame des principes anarchistes avec ceux du syndicalisme sous la pression d’un mouvement syndicaliste en expansion en Europe, ‘les syndicats sont, par leur nature, réformistes et jamais révolutionnaires (c’est moi qui souligne). Un mufle comme Graham Purchase qui assimile prétentieusement le syndicalisme à l’anarchisme — un acte d’arrogance aussi stupide que ignorant — et qui continue ensuite à assimiler le trade-unionisme avec le syndicalisme ne mérite que le dédain.

Le centre authentique des anarchistes, par le passé, était la commune ou municipalité, pas l’usine, qui n’était généralement considérée que comme une partie d’une structure communale plus large, et non sa composante principale. Le syndicalisme, dans la mesure où il a rétréci cette vision plus large en distinguant le prolétariat et son environnement industriel comme son centre, a également rétréci de manière importante le paysage social et moral plus radical que l’anarchisme traditionnel avait créé. Ce repli idéologique a reflété en grande partie la croissance du travail en usine dans les dernières années du siècle passé en France et en Espagne, mais aussi l’ascendance d’une forme particulièrement vulgaire d’un marxisme économique (Marx, à son crédit, n’a pas attaché beaucoup de valeur au trade-unionisme), à laquelle ont succombé de nombreux anarchistes naïfs et trade-unionistes non politisés. After the Revolution de Abad de Santillan, une des personnes moteurs de l’anarcho-syndicalisme espagnol, reflète ce glissement vers un économisme pragmatique de telle manière que sa vision est rendue presque impossible à distinguer de celle des socialistes espagnols — et, bien sûr, cela l’a amené à être de mèche avec le gouvernement catalan, littéralement un des fossoyeurs de l’anarchisme espagnol. Le syndicalisme — fut-il anarcho-syndicalisme ou ses variantes moins libertaires — a probablement fait plus pour dénaturer le contenu éthique de l’anarchisme que tout autre facteur dans l’histoire du mouvement, en dehors des tendances individualistes, largement marginales et inefficaces, de l’anarchisme. En réalité, tant que l’anarchisme ne se débarrassera pas de cet héritage syndicaliste et ne développera pas celui communaliste et communiste, il ne sera guère rien de plus qu’un écho rhétorique et vide au marxisme vulgaire et le fantôme d’une période qui est passée dans l’histoire depuis longtemps.

Mais, comme disent les allemands, genug! J’en ai ras le bol de Purchase et de ses semblables. Laissons-les explorer plus en profondeur les bases historiques et textuelles de la théorie et pratique anarchiste avant qu’ils ne se lancent dans l’impression avec des inanités qui révèlent leur ignorance épouvantable des trajectoires intellectuelles et pratiques de leurs propres opinions. Et ils devraient aussi prendre la peine de lire ce que j’ai écrit sur l’histoire et les échecs du mouvement ouvrier avant d’entreprendre de critiquer mes opinions. Ce que je n’apprécie pas du tout, cependant, est la fausse insinuation — faite aussi parfois par des anarchistes plus sincères — que je ‘pique’ mes idées écologiques à ‘la théorie et pratique anarchiste’. En fait, j’ai été excessivement désireux de citer les antécédents anarchistes à l’écologie sociale (comme j’appelle mes idées éco-anarchistes), et je l’ai fait partout où je le pouvais. The Ecology of Freedom, écrit en 1982 — c’est à dire durant la période où, selon Purchase, j’ai abandonné mes idées anarchistes pour l’écologie sociale — s’ouvre avec un épigraphe de Ethics de Kropotkine. Dans le chapitre Remerciements du livre, j’ai fait remarquer que ‘les écrits de Pierre Kropotkine sur l’aide mutuelle et l’anarchisme restent une tradition constante à laquelle je suis attaché’. Pour des raisons que je vais expliquer, il s’agit d’une exagération en ce qui concerne Kropotkine, mais le texte ne contient pas moins de neuf références favorables, souvent élogieuses, y compris une longue citation de Mutual Aid, pour lequel j’ai exprimé une profonde admiration. Si je n’ai pas mentionné Élisée Reclus, c’est parce que je ne connaissais rien de son travail avant de lire en 1988 sa biographie par Marie Fleming. Et rétrospectivement, je doute que je l’aurai cité de toute façon.

Essayer comme je le dois de citer mes affinités avec des auteurs anarchistes du passé, gardiens de l’ossuaire anarchiste, élude souvent une question très importante. L’écologie sociale est un point de vue assez multidisciplinaire et cohérent qui englobe une philosophie de l’évolution naturelle et de la place de l’humanité dans ce processus évolutionnaire; une reformulation de dialectiques d’un point de vue écologique ; une histoire de l’émergence de la hiérarchie; un examen historique de la dialectique entre héritages et épistémologies de la domination et de la liberté; une évaluation de la technologie d’un point de vue historique, éthique et philosophique; une vaste critique du marxisme, de l’École de Francfort, de la justice, du rationalisme, du scientisme et de l’instrumentalisme; et, enfin, une éduction d’une vision d’une société utopique future, décentralisée, confédérale, aux fondations esthétiques, basée sur une éthique objective de la complémentarité. Je ne présente pas ces idées comme un simple inventaire de sujets mais comme une vision extrêmement cohérente. The Ecology of Freedom, en outre, doit être complété par le prochain Urbanization Without Cities, The Philosophy of Social Ecology et Remaking Society, sans parler de quelques essais importants publiés principalement dans Green Perspectives, si l’on veut reconnaître que l’écologie sociale représente plus que la somme de ses parties.

Correctement ou non, le corpus holistique des idées exprimées dans ces ouvrages s’efforcent de situer ‘l’éco-anarchisme’, un terme, qui selon ce que j’en sais, est né uniquement comme résultat de mes écrits ,à égalité sur un plan théorique et intellectuel avec les meilleurs travaux systémiques de théorie sociale radicale. Chercher des noises à ce corpus en citant un antécédent, dans les écrits de quelques anarchistes célèbres du dix-neuvième siècle, à une idée que j’ai développé dans son entier, et donc ne se pencher que sur une partie de ce que j’ai essayé d’intégrer dans un ensemble cohérent et pertinent pour notre époque, est tout simplement stupides. On pourrait, de la même manière, réduire les écrits systémiques de toutes théories sociales ou même scientifiques en citant des antécédents historiques concernant différents fragments qui les constituent. Si quelqu’un a ‘piqué’ quelque chose, il pourrait bien s’agir des gardiens de l’ossuaire anarchiste qui ont transformé la vantardise ‘on l’a dit il y a longtemps’ en une véritable industrie, tout en bénéficiant eux-mêmes d’un prestige que l’anarchisme a gagné ces dernières décennies en raison de son association avec l’écologie sociale.

Je ne ferais pas une telle affirmation si je n’avais pas été provoqué par l’arrogance et le dogmatisme de ces gardiens lors de mes confrontations avec eux. Pour remettre les pendules à l’heure: Le fait est que Kropotkine n’a eu aucune influence sur mon évolution du marxisme à l’anarchisme — ni, d’ailleurs, Bakounine ou Proudhon. Ce fut The Philosophy of Anarchism de Herbert Read que j’ai trouvé le plus utile pour ancrer les idées que j’ai lentement développé durant les années cinquante et une bonne partie des années soixante dans une lignée libertaire; d’où l’intérêt considérable reçu par mon essai de 1964, Ecology and Revolutionary Thought. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce furent ma réaction contre les critiques de l’anarchisme par Marx et Engels, mes lectures sur la polis athénienne, l’histoire instructive de l’anarchisme de George Woodcock, ma propre vocation de biologiste et mes études technologiques qui ont donné naissance à mes idées dans mes premiers essais — et non la lecture approfondie des œuvres des premiers anarchistes. Si j’étais ‘né dans’ la tradition anarchiste, comme le revendiquent quelques-uns de nos anarchistes les plus bien-pensants, j’aurais bien pu prendre ombrage du contractualisme fondé sur l’échange de Proudhon, et suite à ma longue expérience dans le mouvement ouvrier, j’aurais été estomaqué par les âneries au sujet du syndicalisme exprimées par Graham Purchase et ses semblables.

La sotte tentative de Purchase pour essayer de faire la distinction entre mes écrits post-1980 sur l’écologie sociale et ceux soi-disant anarchistes ‘purs et durs’ avant cette date laisse inexpliqué un certain nombre de faits au sujet du développement de l’écologie sociale. J’ai écrit mon premier ouvrage, presque de la longueur d’un livre, sur les ravages écologiques produits par le capitalisme, The Problems of Chemicals in Food, en 1952, alors que j’étais un néo-marxiste et que je n’avais été influencé en aucune manière par les théoriciens anarchistes. De nombreuses idées de Marx ont largement contribué à ma notion de post-rareté, un point de vue très ‘pré-1980’ auquel j’adhère encore (Certains anarchistes espagnols, ajouterais-je ont exprimé des idées similaires dans les années 1930, comme je l’ai découvert des décennies plus tard en écrivant The Spanish Anarchists.. Je dis tout cela sans me préoccuper le moins du monde de savoir si mes idées anarchistes ont été ‘dénaturées’ par quelques concepts de Marx. Avec Bakounine, je partage l’idée que a offert une contribution inestimable à la théorie radicale, contribution que l’on peut facilement évaluer sans accepter ses idées politiques et perspectives autoritaires. Des anarchistes qui diabolisent stupidement Marx— ou même Hegel, d’ailleurs — revient à abandonner un héritage riche d’idées qui pourraient être utilisées au service de la pensée libertaire, tout comme le monde fascinant de nombreux biologistes devrait être utilisé au service de la pensée écologique. Ce qui ne signifie pas que nous devons accepter les grossières erreurs de Marx au sujet du centralisme, son attachement à un ‘parti des ouvriers’, son soutient à l’état-nation, etc, pas plus que d’apprendre la dialectique de Hegel signifie que nous devons nécessairement accepter l’existence d’un ‘Absolu’, un système théologique strict, une monarchie hybride parlementaire-entreprises ou ce qu’il a appelé en général ‘l’idéalisme absolu’.

Dans le même ordre d’idée, nous ne tromperions que nous-mêmes si nous célébrions les idées de l’anarchisme traditionnel sans aborder avec franchises ses lacunes. Honneur doit certainement être rendu à Proudhon pour avoir développé des notions fédéralistes d’organisation sociale contre l’état-nation et pour avoir défendu les droits des artisans et paysans, assaillis par le capitalisme industriel — un système que Marx a glorifié de manière dogmatique dans nombre de ses écrits. Mais ce serait pure myopie que d’ignorer les idées de Proudhon sur une forme contractuelle de relations économiques, différenciée de la maxime communiste ‘De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins’. Son contractualisme a imprégné ses concepts fédéralistes et peut difficilement être différencié d’avec les conceptions bourgeoises de ‘droit’. Je le dis en dépit de certaines tentatives pour inscrire son inclination pour les échanges contractuels dans une notion quasi-philosophique de ‘contrat social’. Même si le proudhonisme était réellement une théorie du contrat social, ce serait tout à fait insatisfaisant à mes yeux. Nous ne pouvons pas non plus ignorer les observations de Richard Vernon dans son introduction à The Principle of Federalism de Proudho, selon lesquelles il considérait le fédéralisme comme un condensé de son anarchisme originel, largement personnaliste. Si on y réfléchit sérieusement, les idées de Proudhon semblent être fondées sur l’existence d’individus sans repères, apparemment ‘souverains’, d’artisans, ou même de collectivités structurées autour de relations contractuelles, basées sur l’échange et la propriété de biens, plutôt que sur un système communiste de ‘propriété’ et de distribution de biens.

Bakounine, pour sa part, était un collectiviste, pas un communiste, et ses idées sur l’organisation en particulier étaient souvent en désaccord avec elles-mêmes. ( Je pourrais rappeler à Purchase, ici, que Fourier n’était en aucune manière socialiste, anarchiste, ou même révolutionnaire, malgré ses nombreuses et riches idées.) L’assemblage ultérieur de Maximoff de petites parties des nombreux écrits de Bakounine sous l’appellation ‘d’anarchisme scientifique’ aurait probablement stupéfait Bakounine, de la même manière que de nombreuses idées de Bakounine choqueraient des anarchistes orthodoxes aujourd’hui. Pour ma part, je serait généralement d’accord avec Bakounine, par exemple, sur le fait que » les élections municipales reflètent toujours le mieux l’attitude réelle et la volonté des gens’, même si je reformulerais ses termes en disant que les élections municipales peuvent refléter de manière plus exacte la volonté populaire que des élections parlementaires. Mais combien d’anarchistes orthodoxes seraient d’accord avec les idées de Bakounine — ou même avec les miennes nuancées? L’extrême résistance que j’ai rencontré de la part des traditionalistes et ‘puristes’ anarchistes sur cette question exclue pratiquement toute possibilité de développer aujourd’hui une politique libertaire, participative municipaliste et confédérale, comme élément de la tradition anarchiste.

Compte tenu de son époque et de son lieu, Kropotkine a peut-être été le plus clairvoyant des théoriciens que j’ai rencontré dans la tradition libertaire. Ce n’est qu’à la fin des années soixante, lorsque des rééditions de ses œuvres ont commencé à apparaître dans les librairies américaines, que je suis devenu familier avec son Champs, usines et ateliers (et, plus tard, avec l’excellente version abrégée de ce livre par Colin Ward), et ce n’est qu’au milieu des années soixante que j’ai lu des extraits de L’Entraide — c’est à dire le passage central qui traite des cités médiévales. Pour être tout à fait honnête, ces livres n’ont pas profondément affectés mes idées; ils ont plutôt confirmés et renforcés mon engagement dans l’anarchisme. De la même manière, mon livre en 1974 The Limits of the City, structuré autour d’un long essai que j’avais écrit en 1958, a établi un parallèle sans le savoir avec certaines observations de Marx sur la relation entre villes et campagne qu’il avait exprimé dans le Grundrisse, qui ne m’a été pas disponible en traduction anglaise jusque dans les années soixante. En réalité, ce sont principalement mes études sur l’évolution urbaine au cours de l’histoire qui ont nourri The Limits of the City, un travail fortement influencé par le Capital de Marx. Mon livre ne mentionne qu’incidemment Kropotkine, dans les pages annexes de l’histoire de l’urbanisme. Je mentionne ce contexte pour souligner combien est absurde la distinction de Purchase entre mes écrits pré-1980 et post-1980, et combien peu le petit Purchase semble les connaître, et encore moins leur ‘pedigree’ et la diversité des sources idéologiques, philosophiques et historiques qui les ont nourris.

Loin de piller Kropotkine et autres auteurs anarchistes, j’ai eu tendance par le passé, permettez-moi de me répéter, à grossir le trait de mes obligations envers eux. Je n’ai jamais été d’accord avec les notions hors cadre [free-booting] de l’anarchisme qui reposent autant sur des associations professionnelles et scientifiques que sur la notion plus large d’une commune basée sur l’unité civique et les assemblées populaires. En outre, un révolutionnisme qui est essentiellement enraciné dans un ‘instinct révolutionnaire’ (Bakounine) et un mutualisme dans un ‘instinct social’ (Kropotkine) ne sont guère plus que de vagues substituts à des explications sérieuses. La théorie de l’instinct doit être abordé très prudemment, de sorte qu’elle ne se fonde pas dans une sociobiologie pure et simple. L’attribution plutôt hasardeuse de Kropotkine d’un ‘instinct social‘ aux animaux en général pour valider le mutualisme est particulièrement troublant, selon moi, pas seulement parce qu’elle est basée sur une étude très sélective d’animaux — il a tendance à oublier une foule d’animaux solitaires, y compris des mammifères très évolués. Encore plus troublant, lorsqu’il tend à confondre les troupeaux, les hardes, les meutes et les communautés éphémères d’animaux avec les sociétés: c’est à dire avec des institutions hautement mutables, altérables, comme elles le sont en vertu de la capacité spécifiquement humaine de les former, de les développer, de les subvertir et de les renverser selon les intérêts et volontés.

Élisée Reclus, pour sa part, a développé certains éléments du point de vue de Kropotkine jusqu’à l’absurdité. Je suis incapable de comprendre comment les chats ‘comprennent ou partagent’ ou encore ‘anticipent’ nos ‘sentiments’, ‘désirs’ et ‘idées’, comme Reclus l’a affirmé dans la citation au début de cet article. Je suis certain que mes doutes envers un saint et gentil anarchiste comme Reclus m’attireront les mauvaises grâces des possesseurs de chats, mais je trouve naïf un tel anthropomorphisme. Sa vision selon laquelle ‘il existe une secrète harmonie entre la terre et les gens’, que les ‘sociétés imprudentes’ regretteront toujours si elles la violent, est beaucoup trop vague, voire mystique, pour être considérée autrement que comme un sentiment généreux. 2 On peut certainement respecter de tels sentiments mais d’innombrables écrivains (y compris des romantiques de nature très réactionnaire) les ont réitérés plus lourdement pour les considérer comme éco-anarchiste par nature. L’écologie profonde, l’éco-théologie et les spiritualistes imbéciles ont trouvé plus ‘d’harmonies secrètes’ entre la nature humaine et non humaine que je n’en ai l’utilité. Je louerai certainement Reclus comme anarchiste et révolutionnaire résolu, mais cela me dérangerait si ses idées particulières sur le monde naturel était assimilées, en dehors de leurs bonnes intentions, à l’éco-anarchisme.

Oui, rendons les honneurs et le respect qu’ils méritent à Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Reclus, Malatesta et autres éminents théoriciens anarchistes pour ce qu’ils ont fait à leur époque et pour ce qu’ils ont à offrir à la notre. Mais l’anarchisme ne peut-il pas aller plus loin que les terrains qu’ils ont cartographié il y a un siècle? Si certains d’entre nous essayons de le faire, devons nous vivre sous la tyrannie de gardiens de l’ossuaire comme Graham Purchase, 3 dont on s’attend qu’il lève un doigt osseux en dehors de la crypte et nous reproche d’ignorer les extraits de textes d’anarchistes du dix-neuvième siècle sur les relations sociales d’orientation écologique et celles des humains avec la nature — une indication ici, un extrait là même un large passage — dont les formulations sont aujourd’hui dépassées et étaient même souvent erronées? Nous pouvons certainement construire à partir des idées des grands théoriciens anarchistes du passé. Mais devons nous ignorer le besoin de notions plus sophistiquées sur le fédéralisme , l’anti-étatisme, la décentralisation, les définitions de liberté et de sensibilité envers le monde naturel, que celles qu’ils ont exprimé? Il existe de nombreuses notions centrales dans leurs idées que nous sommes obligés d’écarter. De telles avancées, nous l’espérons, et la cohérence qu’elles apportent, font partie de l’histoire de l’évolution culturelle dans son ensemble. L’anarchisme est-il immunisé contre des évolutions et des ré-examens futurs par les gardiens de son ossuaire? J’espère que non, et notamment parce que l’anarchisme — quasiment par définition — est l’exercice de la liberté, pas seulement dans le domaine social mais aussi dans celui de la pensée. Enfermer l’anarchisme dans une crypte et condamner tout corpus d’idées libertaires innovatrices comme ‘piqué’ à un agora sacré est un affront à l’esprit libertaire et à tout ce dont se réclame la tradition libertaire.

Les temps changent. Le prolétariat, et de manière plus marginale, la paysannerie, que l’ anarcho-syndicalisme a présenté comme ‘sujets historiques’ ou ‘agents de la révolution’, au mieux, diminuent quantativement, ou, au pire, sont intégrés dans le système actuel. Les contradictions les plus marquantes du capitalisme ne sont pas à l’intérieur du système mais entre le système et le monde naturel. Aujourd’hui, un large consensus se développe parmi tous les peuples opprimés — en aucune manière strictement les ouvriers de l’industrie — sur problèmes monumentaux produits par les ravages écologiques, problèmes qui peuvent conduire à sa fin la biosphère telle que nous la connaissons. Avec l’apparition d’un intérêt des populations dans leur ensemble, globalement, la nécessité de préserver et restaurer une biosphère viable, intérêt pour lequel des personnes de différents milieux et couches sociales peuvent encore s’unir, l’anarcho-syndicalisme est tout simplement archaïque, à la fois en tant que mouvement et comme corpus d’idées. Si la théorie et pratique anarchiste ne peut pas suivre — pour ne pas dire devancer — les changements historiques qui ont transformé entièrement le paysage social, culturel et moral et fait disparaître une bonne partie du monde dans lequel s’était développé l’anarchisme traditionnel, le mouvement dans son ensemble deviendra, en effet, ce que Theodor Adorno a appelé ‘un fantôme’. Si chaque tentative de présenter une interprétation contemporaine cohérente de la tradition anarchiste est fragmentée, découpée, morcelée en comparaison avec celles précédentes dont les idées étaient souvent plus appropriées à leur temps qu’au notre, la tradition libertaire s’estompera dans l’histoire aussi sûrement que les anabaptistes anarchistes ont disparu. Alors, le capitalisme et le Droit tiendront entièrement la société sous leur contrôle et les idées soi-disant libertaires pourraient devenir des reliques dans un musée idéologique qui sera aussi étranger au siècle à venir que le jacobinisme l’est au notre.

11 juillet 1992

Traduction R&B


NDT

1. Social Ecology, Anarchism and Trades Unionism Graham Purchase

2. La citation exacte est :« Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir«  L’homme et la terre Élisée Reclus

3. Il existe de nombreux gardiens de l’ossuaire – ou du templecomme Lucien van der Walt par exemple qui dans Black Flame: The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism (Schmidt & van der Walt 2009; Vol. 1. Oakland CA: AK Press. p. 19.)  affirme que“’L’anarchisme de lutte de classe, parfois appelé anarchisme révolutionnaire ou communiste, n’est pas un TYPE d’anarchisme ; selon nous, c’est le SEUL anarchisme”.  Cité dans The Two Main Trends in Anarchism Wayne Price. Il en existe de plus proches, mais ayant déjà de nombreux amis, je n’ai pas besoin de m’en faire des nouveaux….